Prendre un café au milieu de la journée était une chose plutôt normale si je devais être franche. Ça pouvait être relaxant au milieu d’une nuée de problèmes pour essayer de combattre la fatigue et ce maudit décalage horaire. Fort heureusement, mon rythme de sommeil était suffisant fucké pour me permettre de vivre à des heures raisonnables à n’importe quel coin du monde ! Enfin, à peu près. Mais bon, c’était en fonction des envies.

Cependant, prendre un café à Istanbul était pas une chose si commune. Par habitude, et problème linguistique, je passais la majorité du temps dans des pays anglophones. Ou à la limite Paris. Du coup, à Istanbul, c’était une autre paire de manches, étant donné qu’ici, eh bien, on parlait Turc. Comme dans certains coins de Paris en fait… Mais bon, un détail qui n'intéressait personne.

Ah… Parfois ça me manquait de parler allemand. J’avais un peu perdue l’habitude, ma langue natale pourtant. C’était un poil dépaysant, mais bon, aujourd’hui l’était ! J’avais décidé, pour une fois, de prendre un petit week-end loin de chez moi ! Et c’était ainsi que, en tant que fière touriste, je me retrouvais dans les vieilles rues de la toute aussi vieille ville d’Istanbul. Des siècles et des siècles d’histoires reposaient sous ces pavés -et dans ses musées ô combien nombreux-.

J’avais ignoré les petites rumeurs d’internet comme quoi les gens ici étaient bizarres. Bon, pas totalement hein, je gardais dans la tête les conseils habituels : Ne pas parler aux inconnus, ne pas aller dans les camionnettes blanches et tout ça. Comment ça c’était cliché ? Avec ma taille, le plus gros risque que j’avais était de me faire embarquer par un surveillant de lycée et de me retrouver dans une basse-cour de lycéens !

Bref, je divaguais, encore. Mais parfois c’était tout aussi agréable que de se laisser porter par un interminable flot de pensées et de ne simplement penser à rien. Dans les faits, je pouvais même dire que je travaillais en plus ! J’avançais sur les tests de mon traducteur ! Il fallait bien qu’il se mette à comprendre les nuances locales, à s’adapter au franc-parler. De toute façon, plus je le faisais travailler, plus il s’améliorait ! Comme un gamin, mais d’électricité et d’octets !

Du coup, lorsque le serveur vint à passer à proximité de moi, j’en profitais pour l’acoster, lui demandant un petit dessert ! Et oui, j’avais encore un petit creux à caler, et quoi de mieux qu’un petit cookie ? Classique certes, mais toujours pratique. Une valeur sûre !

“Excusez-moi, je pourrais avoir un poivre noir avec ?”

Cependant, vu le regard que j’eu en retour, quelque chose me fit comprendre que ce n’était pas sur le menu. Ou quelque chose du genre ? Hum… J’imaginais sans peine m’être trompée, à moins qu’ils n’aient un autre nom pour ça ? Il fallait que je confirme.

“Pourrais-je abolir le menu ?”

Décidemment, ça ne s’arrangeait pas… J’allais peut-être avoir besoin d’un coup de main… Erf. Malheureusement, les autres clients me regardaient avec une confusion palpable. Quoi ? Ils étaient confus car une Européenne parlait bien leur langue ? Certes, il y avait un accent que je ne pouvais retirer, une fonction potentiellement à corriger, mais… Bref, s’ils en étaient stupéfaient, ils n’étaient pas prêts à l’avenir !

“...Merde.”

Mon collègue des cuisines me fixe curieusement, cherchant surement à comprendre le sens du mot étranger qu’il vient d’entendre. Ouais, j’imagine qu’il devait pas s’attendre à ça en me passant la commande pour la table 6, un café bien noir, que je viens de prendre directement par la tasse brûlante. Enfin, brûlante pour les autres, mes nocicepteurs à moi sont déjà cramés donc je sens juste un truc un peu chaud entre mes doigts qui commencent à rougir.
“Rien, j’suis conne c’est tout.”, je précise dans sa langue, avant qu’il n’hausse les épaules et retourne à son boulot,  puis que j’en fasse autant.

Les choses ayant quelque peu changé depuis la dernière fois où j’ai été serveuse, je m’attendais pas à devoir refaire ce job de sitôt. C’est juste un remplacement dans les faits, et plus particulièrement une couverture pour mon “vrai” job, mais s’pas bête quand on y pense. Je débarque dans ce pays et doit en apprendre la langue en mode formation accélérée, alors un boulot qui demande du contact client ça aide bien. J’ai déjà appris à traduire toute la carte, ainsi que quelques phrases sympatoches genre “la bière est dégueulasse !”, “hey mademoiselle, à quelle heure tu finis ta journée?” ou encore “c’est inadmissible, je veux voir votre supérieur !”.

Mais bon, c’est pas mon seul intérêt pour être ici. Ce café est stratégiquement placé proche des zones touristiques donc il reçoit souvent des étrangers, des gens de passage. On m’a gentillement fait comprendre que je devais profiter de la position pour surveiller les touristes qui passent et particulièrement d’essayer de repérer des éveillés, d’en apprendre plus sur eux. D’en faire un rapport, tout ça. Joie.

Et justement, alors que je viens de servir ce fameux café, voilà qu’un autre collègue s’approche de moi et pointe une table en terasse où est assise une toute petite cliente, dont je ne vois que l’arrière de la tête, le reste étant caché par la chaise.

“T’es européenne nan? J’en ai une qu’à l’air d’avoir du mal avec la langue, j’te la laisse.”

Je rétorquerai bien que l’europe, c’est varié niveau langue mais… il est déjà partis s’occuper d’une autre table de toute façon. Bon. C’est pour là que je suis là de toute façon, hein?
J’m’approche donc de la mystérieuse étrangère, les yeux sur mon téléphone pour ouvrir l’appli qui sert à noter les commandes, et tente une approche peu risquée en parlant anglais:

“Bonjour ! Vous parlez anglais? Je peux aussi prendre votre commande en français, ou éventuellement en allemand si vous vou-...”

…une minute. Maintenant que je vois son visage, cette bouille de gosse trop jeune pour être seule dans le bar d’un pays étranger, ces yeux vairons…j’les ai déjà vus. Dans une autre vie.

“...Julia?”

Merde. Nan, ça peut pas être elle. Et même si c’était le cas…est-ce qu’elle me reconnaîtrait? J’ai changé de style, je porte des lentilles teintées… Est-ce que j’aurais envie qu’elle me reconnaisse, de toute façon?
‘Fin, j’me suis déjà grillée en disant son prénom, cela dit…

C’était donc avec un petit sourire satisfait que je voyais le serveur repartir vers l’arrière de la boutique. J’avais tellement assuré qu’il n’avait même pas eu besoin de dire son “Avec ça ?”. Nope, j’étais sûre de moi, motivée à l’extrême et particulièrement contente de ce résultat. J’avais assurément donné une bonne impression ! Comme ça, bam, direct, crochet dans les dents de la part de l’européenne. Oh je sais, sans me jeter des fleurs, j’avais besoin de m’améliorer encore. Mais ça suffisait pour cette fois. Je devrais revenir une fois ma diction parfaite (si jamais c’était un jour le cas), comme ça, BAM !

Bref, je regardais les autres clients, petit sourire en coin, pour montrer mon talent. Eux continuaient de me regarder bizarrement, certains rigolaient même un peu. Comment ça ? J’avais dit une bêtise ? Hum… Probablement que non, mais il y avait une petite idée, toute petite, qui me laissait penser que j’avais peut-être inversée deux mots ? Ou un petit peu plus ? Un tout petit rien qui faisait que je n’avais peut-être pas été si bien comprise… Pitié, pas un pain au raisin ! Qu’il ne se soit pas trompé dessus !

Et cette impression persista un peu trop, jusqu’au moment où j’entendis une voix arriver derrière moi, une qui parlait anglais. Bon, fallait croire que j’avais expérimenté un échec cuisant dans ma traduction. Damn, moi qui pensait m’en sortir convenablement avait une nouvelle fois racler le sol avec ma joue. j’crois que c’était une bonne tarte à l’humilité là… Erf, ça m’apprendra, malheureusement…

Mais bon, j’étais tout de même un peu vexée. J’avais fait de mon mieux, et on m’envoyait la serveuse bis ? Damn, fallait croire que l’autre savait pas non plus parler anglais ! Donc un point partout, la balle au centre, connard ! Ouais bon, l’insulte mentale était un peu gratuite, mais j’étais vexée, donc j’avais le droit. Pout.

C’était donc avec le regard un peu plissé que je me tournais vers cette nouvelle serveuse, qui donc proposait de prendre ma commande en anglais, en français aussi,voir même en allemand. Damn, une personne qui parlait allemand ici, c’était-

Attends une minute… Merde, je connaissais cette tête ! Elle était quand même assez différente du passé, notamment au niveau des yeux… Non je devais me tromper. C’était pas impossible de tomber sur une personne relativement proche qui… Qui connaît mon nom… et qui semble être complètement choquée de me voir… Ouais non, fallait croire que le destin avait fait un putain de coup du sort !

“Naomi ? Sérieux ?!”

Je clignais plusieurs fois des yeux. Et ils n’étaient plus trop plissés. Ils étaient même grand ouverts ! Genre comme si j’avais vu un fantôme ! Ou une française ! Voir même un fantôme de française ! Ce genre de chose qui… Oh putain.

"WOAAAAH ! Mais genre ! Ça fait super trop plaisir de te revoir ! Qu’est-ce tu fais là ? Euh va-y, assieds-toi, assieds-toi !”

Et ouais, maintenant que j’avais mit la main dessus, je ne comptais pas spécialement la lâcher, pas le moins du monde. C’était comme tomber un Shiny collector d’une édition spéciale limitée à 1 exemplaire. Un truc du genre. Surtout que ses yeux étaient un poil différent… Shiny donc !

“T’as changé de style non ? Un peu quand même ! Ça te va bien, un côté un peu “Rock”... Fin pas Rock genre The Rock, plus… Ouais, Punk. Mais pas l’autre ! Enfin merde, tu me comprend hein !”

Ouais, une fois lancée, des fois, je ne m’arrêtais plus. J’étais terrible.

“Le coup de bol… Et tu parles encore allemand ? Ça me fait super plaisir d’entendre ça ! T’as travaillé depuis ? Montre ton accent !”

Finalement, cet échec était une brillante réussite. Comme quoi, tout peut arriver, surtout n’importe quoi !

Je soupire intérieurement. Décidément, Il y a certaines choses qui ne changent jamais, et Julia en fait partie. Depuis combien de temps n’ai-je pas vu un visage familier, rassurant? J’ai l’impression qu’une éternité s’est écoulée depuis l’incident à l’hôpital, que tout ce qu’il y avait avant n’est que le rêve d’une autre personne.

“Merde, alors ça je m’y attendais pas… bon, ils devront se passer de moi cinq minutes j’imagine.”, dis-je en m’asseyant à sa table. Bordel, l’espace d’un instant j’ai l’impression que tout va bien. Que tout est normal, je parle juste à une amie dans un café à l’étranger, un peu comme si on était en vacances.
Et putain, j’adorerais.

Sauf que je dois pas oublier que l’allemande est aussi une éveillée, même si vu le désintérêt qu’elle éprouvait pour ça à l’époque, je serais pas étonnée qu’elle ne s’en rappelle même plus. Ce qui n’est cependant pas le cas des gens qui me surveillent et s’assurent que je fasse mon boulot, qui doivent être un peu renseignés.
Il fallait que ça tombe sur elle.

“Sinon…bah je travaille ici, pour l’instant. J’fais un remplacement. Rien de bien….’fin, rien de bien fantastique quoi. Je le sentais plus trop en France et quelqu’un m’a débauché pour faire des missions ici, donc voilà. Eh ouais, forcément, nouvelle vie nouveau style.”

‘Tain… ok, je dis rien de strictement faux, mais j’ai quand même l’impression de lui mentir. Bon, c’est une demi-vérité qui omet quelques détails mais…rah, vite, passer sur un autre sujet.

“Après, l’allemand, j’ai encore quelques bases mais…t’es sûre de vouloir m’entendre insulter ta langue natale?”

…Est-ce vraiment utile de poser la question? Je prend une grande une grande inspiration et sort mon meilleur accent bosh:

“Bonjour, est-ce que vous voulez coucher avec moi?”

Est-ce que “boire un verre” ça se dit vraiment comme ça? J’ai un gros doute…bah, au pire, j’ai pas dû tomber bien loin?

Je crois qu’avec cette découverte surprise, j’avais atteint un pic d’excitation plutôt inconcevable ! J’étais une petite devant ses cadeaux de Noël, un gamin en face de son gateau d’aniversaire, à la seule différence que ce qui était devant moi n’était pas emballé. Le cas contraire aurait été… Perturbant ? Fin c’est peut-être une mode hein, j’en sais rien, je suis pas là pour juger, mais si une personne veut se saper en s’enroulant dans du papier cadeau, j’veux bien voir ! Enfin, je dis ça, mais je suis sûr que y’a déjà quelqu’un qu’a dû le faire, que ce soit sur un défilé ou dans un costume plus… Sexy.

Mais bref, Naomi donc ! Elle était devant moi ! En chair et en os ! Bon sang, j’arrivais pas à croire que c’était bien elle ! Sérieusement, qui aurait pu le voir venir ? On se trouvait à des milliers de kilomètres de la France ou de l’Allemagne, et je ne parlais même pas des States, où là, c’était presque l’autre bout du monde. Je ne savais pas si l’Américain moyen était capable de mettre la Turquie sur une carte, mais en tout cas, au carrefour des nations, c’était là où on s’était retrouvé.

“Eh beh… Tu parles d’un miracle…”

Et elle s’asseyait ! Yes, malgré le fait que, visiblement, elle bossait ici, j’allais pouvoir passer du temps avec elle ! Oh et j’allais très probablement l’attendre à la fin de son service ! On avait vraiment beaucoup de temps à rattraper. Cela faisait des années bon sang depuis que j’avais fait cet échange scolaire et que je m’étais retrouvée pendant quelques semaines en France, avec elle comme correspondante. Ça avait été spécial hein, chez moi, on était pas du tout croyant, alors que chez elle… C’était de là que je gardais mes meilleures bases en français après tout, ainsi qu’un contact à l’occasion. Mais de le retrouver au pif ici… Ouah, plus plus !

Donc elle bossait ici, une sorte de remplacement. Elle ne le sentait plus trop en France ? Hum… Je connaissais pas trop les derniers résultats des élections présidentielles, ou plutôt des rings de boxe qu’ils s’installaient tous les cinq ans, mais quelque chose me disait que c’était un peu plus complexe que ça, mais je n’arrivais pas à remettre le doigt dessus… Je séchais, donc finalement, j’haussais les épaules.

Cependant, avant que je n’ai le temps de répondre vraiment dessus, elle enchaîna sur les langues, parlant de ses compétences en allemand ! Oh j’attendais de voir ça avec impatience, j’en étais prête à taper sur la table juste pour faire un roulement de tambour !

“Oh plus que jamais ! Puis de toute façon, l’allemand… La moitié du temps, les gens qui parlent pas la langue pensent qu’on les insulte. L’autre moitié, il pense qu’on est en colère contre eux. Donc t’inquiètes !”

Est-ce que c’était rassurant ? Probablement pas, mais tant pis, elle devait y aller, et elle se préparait, commençait à faire des saltos… Avant de vriller.

Oh god.

BON ! Autant dire, je venais de complètement exploser de rire ! Je me doutais que ce n’était pas spécialement volontaire, ça ne lui ressemblait pas ! Mais punaise, oh punaise… Si elle savait ! Oh il fallait que j’entre dans son jeu !

“Oh, je ne te savais pas si entreprenante ~ Habituellement, pas au premier rendez-vous hein, mais pour toi… Je vais peut-être faire une exception ~ ♪”

Garder mon sérieux n’était pas aussi simple. Bon en fait, c’était mission impossible, avec la musique et tout, et même pas cinq secondes après avoir sorti ça, je recommençais à me marrer, progressivement. Oh ça faisait un bien fou de rire ! Même si elle ne devait pas forcément capter son erreur. Ce fut ainsi que je lui soufflais, tout bas :

“Tu viens de me demander si je voulais qu’on couche ensemble.”

Puis, un doute survint. Et si ce n’était pas un accident ? Dans ce cas… Ouais, développons pas. C’était sûrement pour le mieux ! Cependant, il y avait un autre sujet qui m’intéressait, à savoir ce qu’elle faisait un peu ici ! Je n’avais pas eu le temps de poser la question :

“Et du coup, tu fais des missions ? Genre des missions humanitaires ? Ou civiques ? Genre un jour t’es d’astreinte dans un restaurant, et le jour d’après tu nettoies les déchets sur la plage ? Attends, y’a une plage ici ? Ouais, y’en a une. Et j’imagine qu’il y a des déchets dessus. Tss, ça m’énerve…”

Mince, j’ai tant perdu que ça? Vu comme Julia a explosé de rire, faut croire que oui. En même temps, ça fait quand même quelques années que j’ai pas réellement pratiqué la langue la plus agressive d’Europe… doit y avoir quelques imperfections. Pis c’est là que la geekette se met à faire des… avances? Ou à y répondre? Je sais pas trop, mais ça suffit à me faire rougir de gêne:

“Euh…quoi?”

Mais c’est surement encore pire quand l’allemande me traduit ce que je lui ai vraiment dit, entre deux éclats de rire. Oh merde.

“Hein? Non, c’est pas ce que j’ai voulu… ! Oh bordel, la honte…”

Heureusement que la concernée le prend pas mal, parce que c’est quand même une drôle de manière de saluer une vieille amie. Elle aurait carrément pu se vexer, si elle me croyait du genre aussi…directe. Voire le prendre au premier degré?
…En effet, vite, changeons de sujet.

“...Ahem. Ouais, t’as plutôt bien résumé la majorité de mon travail. J’fais des petites réparations aussi, des travaux sur des bâtiments, de l’aide à la personne, ce genre de trucs. Je prend les missions qu’on me donne, même si elles sont pas toujours géniales.”

Ah ça…J’aimerais pouvoir détailler, mais pour sa sécurité, ce n’est pas préférable. Julia est peut-être l’une de mes seules amies restante, je m’en voudrai de l’impliquer dans des trucs dangereux. Encore plus s’il lui arrivait quelque chose.
…Mais est-ce qu’elle va pas se poser des questions si je laisse ça comme ça?

“Genre….ouais, nettoyer les plages. C’est pas le plus palpitant, mais faut bien le faire. Les gens vont pas apprendre à respecter leur environnement de sitôt faut croire.”

Bon, en vrai, je m’en fous un peu. ‘Fin… c’est un vrai problème c’est sûr, juste que y’a plus grave dans le monde. Mais faut bien rattraper.

“Et sinon, qu’est ce que tu fais par ici? C’quand même loin de ton milieu habituel, la Turquie. T’as enfin trouvé un investisseur pour tes idées saugrenues?"

Oh punaise, ça faisait un temps que j’avais pas eu l’occasion de rire comme ça ! Surtout sur un tel quiproquo -Si c’en était un évidemment, autrement, je crois que la situation allait devenir nettement plus… Rose. Fin j’avais une chambre à l'hôtel, mais j’avais pas spécialement réservée pour ce genre de service. Ni était préparée pour. Mais bon, j’avais un peu de mal à respirer avec ces conneries là ! Surtout qu’elle ne comprenait pas au début, du moins, avant que je lui explique !

“Oh t’inquiète ! Je dois faire des gaffes tous les jours ! Même si celle-là est collector ! Je l’encadrerai même !”

Du coup ça assurait l’erreur de traduction, et donc le maintien de mon rire. Fiou, c’était tout de même une sacré aventure déjà, et je crois maintenant que tout le monde ici devait nous dévisager. La faute à une petite allemande un peu trop bruyante. Mais bon, tant pis hein ! Ils auraient le plaisir de poser les yeux sur deux jolies jeunes femmes ! Cependant, l’objectif était tout de même de savoir ce qu’elle faisait là, et du coup, elle répondit.

Dans les faits… Rien de très très intéressant. Elle enchaînait les petits boulots manuels qui devaient prendre probablement à la journée. Une sorte d’agence intérim tout risque. J’imaginais qu’elle attendait de trouver le bon job pour se stabiliser un peu plus. Et j’avais même raison sur les plages ! Comme quoi, fallait croire que ça pouvait vraiment être de tout et de rien.

“Ouais, pas croyable que ça jette encore des trucs. Faudrait les jeter eux dans une poubelle tiens ! Ça leur apprendra ! Mais autrement, bah… C’est cool que t’ai pu t’adapter ! Perso, j’ai fini mes études et je loue un deux pièces à New York ! J’t’arrête tout de suite, pas du tout à Manhattan, bien au contraire, c’est limite en banlieue. C’est surprenamment relativement abordable donc j’ai profité de l’occasion. Tiens.”

Ce faisant, je sortais ma tablette pour lui montrer quelques photos de mon appart. Je trouvais qu’il avait une bonne tête, même si la majorité des photos que j’avais étaient celles de l’annonce. Et quelques-unes de mon bureau lorsque je bossais.

“Ça c’est l’entrée, ça c’est l’extérieur, ça c’est ma voisine, elle est cool, ça c’est un truc sur lequel je bossais… Fin bref, tu vois le genre ! Si un jour ça te dit de passer, j’t’accueille sans problème ! Des semaines s’il faut !”

Et j’étais sérieuse, ça me ferait vraiment super plaisir d’accueillir une amie à la maison ! Je crois que je devais avoir un sac de couchage planqué dans un tiroir en plus… Au pire j’en achèterai un pour l’occasion !

“Oh et, fun fact, le - te moque pas de moi hein ! Enfin, pas trop.-. Bref, le judas de la porte est trop haut pour moi, même sur la pointe des orteils. Je suis obligée d’avoir un marchepied à côté de la porte pour pouvoir l’utiliser.”

C’était légèrement la honte, mais également un détail amusant j’trouvais ! Au moins ça cassait directement le mythe ! Et puis, si y’avait quelqu’un de mal intentionné, BAM ! Coup de marchepied dans la gueule ! Ça allait le calmer ! Cependant, elle relançait un autre sujet, celui de ce que je faisais ici. La réponse était pourtant simple :

“Du tourisme ! Et ouais, pas de grosses raisons ni d’investisseur mystérieux pour mes idées bizarres ! En vrai, je voulais au moins visiter une fois l’endroit, et y’a quand même pas mal de trucs, donc… Je risque de refaire quelques tours. Mais la raison qui me fait avoir bonne conscience c’est que je bosse sur un traducteur, du coup, je l’entraine à la langue locale. Et vu comment les autres clients me regardaient, je crois que j’ai dû sortir une dinguerie du genre professionnelle ! Puis je suis tombée sur toi, et j’envisage de repartir en te mettant dans une valise. Tu penses qu’ils me surtaxeraient pour ça à la douane ?”

Et les frais ne risqueraient surement pas d’être donnés… Tss, ça allait être pénible tout de même comme mésaventure. Mais bon, d’un autre côté, elle risquerait d’être probablement géniale.

“M’enfin, de manière générale, la vie roule. J’ai un-deux problèmes à régler, mais c’est comme tout quoi. Y’en a des simples, et des super complexes. Tain, j’ai l’impression de sortir une banalité véridique là… Enfin bref, j’te monopoliserais bien des heures durant, mais tu risques d’avoir quelques emmerdes si tu passes ton aprem à papoter non ? Ça te dit on se voit après ton service ? J’t’inviterais !”

J’écoute avec nostalgie la bien trop bavarde Julia, me rappelant l’époque où tout était bien plus simple. Ce temps où on était trop jeunes pour se soucier des questions d’argent, où ma mère n’était pas encore malade, où je n’étais pas une fugitive dans mon pays natal ni une agente d’un gouvernement douteux.
Je prendrai bien un verre tiens. Mais en effet, ce sera surement après mon service.

“Ça va, tu t’en es pas mal sortie non plus. Surement bien mieux que moi en fait. Et j’serai pas contre l’idée de te rejoindre, c’est clair, mais j’suis p’tet un peu trop grande pour rentrer dans une valise nan?”

…Si seulement y’avait que ça.

“Si je peux faire un tour aux états-unis, j’essayerai de passer par chez toi. ‘Fin, si t’es pas occupée.”

Enfin, comme Julia le souligne mes cinq minutes de “pause” sont largement écoulées et il est temps que j’y retourne.

“J’finis dans deux heures, on verra ça après. Par contre par question de m’inviter, c’est moi qui payerai. D’ailleurs, on m’a dirigé vers toi pour une commande à la base non? C’était quoi? J’te l’offre de toute façon. Pis ton café aussi.”

La demande de l’allemande apportée, j’ajoute:

“A toute la demi-bosh ! Fais…fais gaffe à toi, hein.”

Et là dessus, retour au boulot. Étrangement, j’me sens dans un meilleur mood que d’habitude pour le reste du service, et suis bien…contente, de savoir que j’aurais quelqu’un à qui parler en sortant.

_ _ _

L’horloge tourne, et la fin de journée finit par arriver. On se retrouve donc à peu près à l’heure prévue, avec cette fois plus aucune contrainte de temps, et pour ma part une certaine…légèreté d’esprit, que je n’avais plus ressentie depuis longtemps. Enfin…pas naturellement, quoi. Pas sûre qu’avec de l’aide liquide ou chimique ça compte.

“Fiou, t’es là, j’ai eu peur que…’fin, rien, c’est cool que tu sois venue. Bon, j’te fais une visite de la ville? J’la connais pas encore très bien mais j’ai vu quelques coins sympas. Pis y’a quelques restos qu’ont l’air pas mal aussi, si tu comptes rester manger.”

Franchement j’étais contente. J’voulais dire, Naomi… C’était un cas spécial ! Le genre qui parle pas ma langue natale et qui habite dans un autre pays ! Donc avoir déjà forgé un lien d’amitié était un alignement des astres, mais en plus retomber dessus dans un tout autre pays que ceux qu’on fréquentait normalement, là c’était un alignement tellement douteux que faudrait que j’me méfie. Ça avait de quoi être louche, mais de l’autre, j’en avais tellement rien à faire du pourquoi ! J’étais juste bien heureuse de la revoir !

Et certes, elle serait un peu grande pour rentrer dans une valise. Enfin, ça dépendait de la taille de la valise. Et de sa souplesse à elle. Si elle pouvait se contorsionner comme une gymnaste pendant suffisamment de temps, hop, ça devrait être envisageable ! Et je mettrais une belle petite étiquette sur son front (à un prix soldé) pour prouver l'authenticité de mon achat factice.

“Bah tant pis pour la valise alors !”

Au moins ça me permettrait de ramener d’autres choses. Genre des souvenirs ou mes courses. Je savais même pas s’il restait à manger dans mon frigo, à l’autre bout du monde. Ni même si j’avais pensé à éteindre la lumière. Tss… Parfois j’étais étourdie, c’était violent. Mais bon, ça attendrait la fin de mon petit périple turc !

“Ah mais c’est pas tu va essayer, c’est tu va le faire ! Y’a des années je dormais chez toi, va bien falloir faire l’inverse un jour ! Mais ouais, si possible, préviens en avance. J’ai un peu la bougeotte, donc je bouge un peu partout. Ce serait con que tu viennes que j’sois pas là !”

Mais ouais, cette courte entrevue devait prendre fin. J’allais pas la mettre non plus dans un super grand embarras pour son taf, surtout si c’était rien de définitif et qu’elle avait presque du boulot au jour le jour. Donc voilà que j’me faisais inviter ici, et ce soir aussi d’ailleurs ! Et dans tout ça, j’en avais presque oublié mon dessert.

“Ah oui, j’voulais un cookie ! Mais ils m’ont regardé avec leurs gros yeux là. Y’en a plus en stock ou il vous reste que des pains au raisin ?”

Dans tous les cas, commande passée puis livrée, et je me retrouvais à tuer le temps d’une manière particulièrement impatiente. C’était dans ce genre de moment que je regrettais ne pas avoir une fonction avance rapide. Juste débrancher mon cerveau deux heures durant. Cependant, j’devais admettre que pour les autres, ça pourrait être un peu perturbant. Sauf si y’avait une sorte de pilote auto qui remplaçait ça, et que j’étais pas juste une statue qui regardait le vide. Bref.

Du coup, les deux heures passèrent. Lentement. Du coup, j’profitais pour faire quelques boutiques, le genre de truc que les gens font habituellement. Mais dès lors que l’heure approchait, bam, droite comme un piquet à proximité du lieu de rendez-vous ! Oh que j’étais impatiente ! Je tenais plus du tout en place ! Et donc de la revoir me faisait limite bondir de joie intérieurement !

‘’Et oui, c’est encore moi !’’

Je comprenais pas trop pourquoi elle avait eu un instant peur. Genre que je me sois perdue ? Que j’ai été qu’une illusion ? Eh bah non, j’me sentais bien moi-même ! Donc c’était parti pour une soirée entre amies !

“Eh bah, suivons le guide alors ! Et même gastronomique donc ! J’me demande bien ce qui peut y avoir dans le coin. Fin, me suis baladé, mais je dirais pas que j’ai spécialement l'œil pour dénicher les bonnes enseignes. Juste que j’en ai vu une tout à l’heure qui m’a fait bizarre. Genre c’est à moitié dans une cave le truc ! J’imagine que les loyers sont moins chers, et que ça doit avoir un certain charme. Bien loin des restos de riches au 47ème étage où l’eau coûte aussi cher que le champagne.”

Et sur ce dernier mot, j’avais volontairement pris mon accent français, qui, soit dit en passant, n’était pas spécialement terrible. Au moins j’devais être aussi ridicule qu’elle. Même si je ne l’avais pas invité à coucher ensemble dans la langue de Molière. Enfin je pouvais, vu que c’était, théoriquement, la langue la plus romantique. Je me demandais bien pourquoi à New York, ils étaient fous dès lors que je parlais ainsi.

C’est con hein. Des gens qui passent par cette ville, y’en a des milliers tous les jours. Et parmis eux, probablement un éveillé sur dix. Mais quand on a le merveilleux privilège de voir ce qu’il se passe derrière la scène colorée et accueillante de l’ancienne Constantinople, toute couleur semble teintée de fade, tout sourire semble suinter de venin. D’autant plus quand la nuit commence à la recouvrir. Ma joie de recroiser un visage familier est tirée en arrière par la crainte de le voir disparaître... comme un putain de boulet au pied.

Faut dire que les gens que je vois comme des proches ont souvent un karma de merde. Si y’a bien quelqu’un qui écoute mes prières, ça a l’air de sacrément le faire marrer de me rendre de plus en plus seule.

…’Tain, pourquoi faut je pense à ça maintenant? Faudrait pas qu’j’embête Julia avec mes pensées dépressives, là.

J’esquisse un sourire devant sa remarque, néanmoins peu surprise de l’anecdote qu’elle raconte: “Va falloir travailler un peu l’accent ! Merde, ça doit faire…sept ou huit ans que j’en ai pas pris? Du champagne hein, pas de l’eau. Dur d’en trouver du vrai dans ce pays, sauf peut-être dans les enseignes de luxe, j’ai pas essayé. Car ouais, y’a quand même des grands noms par ici ! Cependant euh…j’t’aime bien, mais je suis pas assez payée pour qu’on aille là-dedans !”

Du coup, on commence à marcher dans les rues progressivement illuminées par l’éclairage artificiel de la cité, qui comme toutes les grandes villes ne dort jamais vraiment.

“Je sais pas toi, mais moi ça me ramène quelques années en arrière tout ça. Quand t’étais venue et qu’on allait visiter la capitale de temps en temps, qu’on avait fait un resto un soir. J’t’avoue être très…nostalgique, de cette époque. Tout était quand même sacrément plus simple ! Nan?”

Tant qu’à faire, je la fais passer par les beaux quartiers. Ceux où y’a tous les beaux bâtiments et les meilleures vues, pas les ruelles sombres et les coins un peu délabrés qu’on voudrait pas que le public remarque.
Tiens, ma formation de guide touristique serait en train de remonter à la surface?

“C’est quand même un joyeux hasard de se retrouver, des années plus tard, dans un lieu complètement différent… Et non, avant que tu ne t’inquiètes, je compte pas finir cette remarque sur ‘c’est la volonté du Seigneur’ ou un truc comme ça ! J’ai un peu changé de ce point de vue. Enfin, comme toute chose j’imagine. Même toi, sûrement.”

Puis là dessus, je lui met une petite tape sur la tête en souriant:

“Sauf ta taille quoi, ça y’a rien qu’a changé.”

Revenir des années en arrière. J’avais souvent pensé à ça. Au point de vouloir bosser sur une machine à voyager dans le temps ? Ouais. Avec succès ? Pas le moindre. Ça pouvait être con tant je pouvais être nostalgique de certains moments, de me poser devant une photo et de faire travailler au maximum ma mémoire afin de ressentir des sensations. Le vent qui soufflait un peu trop fort, la main de mon père dans mes cheveux alors que j’étais rien de plus qu’une enfant. Ah…

Mais bon, déjà, j’avais massacré un accent avec le plus grand sourire ! Elle racontait de son côté que cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas mis ses lèvres sur une telle bouteille. Et forcément, loin de la France, c’était sacrément plus cher, principalement dans les grandes enseignes et les restaurants de luxe. Mais bon, ce ne serait pas pour ce soir, et ça, j’m’en doutais bien !

“Oh t’inquiètes, on va manger quelque part, on ne va pas “consommer de la nourriture” ! Allez, fais moi découvrir la petite enseigne obscure de la ville où on mange super bien ! Y’en a forcément au moins une dans chaque ville, mais faut la découvrir. C’serait trop simple autrement.”

Cependant, elle aussi se sentait comme nostalgique d’un autre temps. Le pire, c’était que c’était finalement pas si ancien, y’a quelques années. Mais entre-temps, une éternité et demie s’était passée, nos vies avaient drastiquement changées. J’n’étais plus l’ado toujours collée aux basques de son père, qu’importe la saison.

“Ouais, la même. Et à chaque fois, ça s’accompagne d’un “J’aurais dû passer plus de temps avec lui” ou “J’aurais pas dû faire ça.”. Mais bon, se morfondre dessus sert pas à grand-chose. Puis bon, rien qu’entre nous deux ! A ce moment-là, j’étais encore mini-format quoi. On se prenait parfois la tête pour des trucs à la con, pour que deux heures après ce soit passé ! Là maintenant, tu te froisses avec quelqu’un, quinze ans après il t’a encore en grippe !”

C’était chiant parfois, la vie d’adulte. Mais bon, au moins je pouvais profiter un peu des rues du centre. A la nuit tombée, les éclairages un poil rustique avec un petit charme. Bon, dans les faits, ça ressemblait à toutes les grandes villes, avec un petit centre historique, mais bon, ça avait du cachet ! Et la fibre j’espère.

Et ouais, c’était un sacré hasard. Cependant, elle avait changé sur son côté religieuse. Ah bon ? Me semblait que c’était plutôt ancré dans sa famille et qu’elle serait toujours coincée-rigide dessus ! Fallait croire que les miracles existaient et que… Attends, c’était contraire non ? Enfin, j’eu pas le temps de répondre qu’elle me charriait sur ma taille réduite, ce à quoi je répondis en haussant les épaules.

“Nope, mais ce qui a changé, c’est que je suis passée au-dessus de ça ! Hey, au-dessus ma taille c’est… C’est con hein ! Mais ouais, avant j’pestais sur ceux qui me faisaient remarquer que je faisais deux têtes de moins qu’eux, et parfois avec un coup de boule sauté au menton pour les plus chiants !”

Et j’avais une sacrée détente. Fallait se méfier des plus petits, il pouvait frapper dans les angles morts et les points sensibles.

“Et donc t’as changée sur ça ? Damn, moi qu’avait parié que tu finirais nonne dans un couvent ! Fin façon de parler hein. Puis à ton t-shirt… Qu’est-ce qui t’as fait changer ? Juste le temps ou un truc précis ?”

“Hum…y’en a une qui colle ouais. Elle est super bien placée en plus, un peu surélevée, vue sur le Bosphore, le soir c’est super beau. J’sais pas si c’est la meilleure mais en tout cas c’est pas mal. C’est proche de chez moi, du coup le midi j’y vais souvent quand je peux bosser à mon appart.”

Ouais, il arrive aussi qu’on me demande juste de garder un chien ou de faire des petites réparations sur des appareils. Des trucs où il suffit d’un tournevis et d’un peu de scotch, mais pour les gens qui ont peur de faire exploser leur maison en touchant une vis de leur micro-ondes, ça paraît surnaturel. Franchement, des fois j’ai tellement l’impression d’être une charlatane que je fais même pas toujours payer ces services.

Je rigole un peu à sa remarque sur le temps passé: “On s’chamaille pour rien quand on est gamines. Pis à l’époque j’étais aussi pas mal teigneuse, à me faire convoquer toutes les quinzaines parce que j’ai frappé un con qui le méritait.”

Cependant, la dernière question de Julia me stoppe net dans mes mouvements. Qu’est ce qui avait entaché ma foi?... Était-ce d’avoir pris la foudre? D’avoir perdu toute chance de ressentir la douleur? Que l’éveil ne m’ait jamais rien apporté de bon? Que ma mère m’ait oublié? Que les connards du club Iblis soient encore libres alors que moi je suis ici?
Ou alors, est-ce l’image de l’infirmière, celle-là même qui s’était toujours occupée de moi?  Celle dont le dernier souvenir qu’il me restera, gravé à jamais dans ma mémoire, sera son cadavre encore chaud gisant dans une marre de sang alors que le bras droit détaché de son corps tient au bout de mes doigts?

…Putain, pourquoi faut que je pense à ça maintenant? Sérieux, pourquoi fallait que cette question tombe?

“C’est…pas très important. J’ai eu quelques moments difficiles, ça m’a fait revoir certaines choses… d’un autre angle. Remis en question mon point de vue. Je savais plus trop si prier c’était encore utile, ou même si carrément ça aggravait pas les choses parfois.”

Je m’en veux de pas être assez forte pour simplement mentir, faire semblant.

“On devrait se méfier de ce qu’on veut. Enfin…merde, j’étais contente de te retrouver, j’veux pas gâcher ça avec mes idées noires. Désolée.”

Ainsi Naomi connaissait quelques petites adresses de la ville ? Eh bien elle était renseignée ! Pile comme je l’espérais ! A nous les petits prix et les bonnes bouchées ! Eh, ça pourrait être un slogan ça… Mais bon, déjà, si la vue était bonne comme la compagnie, ce serait agréable. D’autant que j’apprenais qu’elle avait un appart ! Du coup, la curiosité me poussait à vouloir y jeter un coup d'œil, évidemment, mais… Ça serait pour une prochaine fois. J’allais pas non plus m’inviter chez elle à l’improviste, squatter et tout. Enfin si, j’le pouvais, mais bon, j’avais déjà réservé ma chambre à l'hôtel.

Enfin bref, un petit épisode flashback plus tard… Je nous revoyais l’espace d’un instant à se disputer pour qui aurait telle place sur le canapé. D’autant qu’à ce moment-là mon français était encore bien lacunaire, et s’accompagnait d’un accent de tous les diables ! C’était particulier de repenser à ce genre de “mauvais” moments avec un brin de nostalgie quand même, comme quoi, peut-être que tout finirait par s’arranger.

“Boarf, s’il le méritait, est-ce que c’était si grave ?”

Ah, la justicière… Des fois elle… Bon, souvent elle s’était faite collée, et parfois j’avais été bloquée sur place avec elle car sa mère pouvait pas nous chercher. Ah… Comme quoi, y’avait pas eu que des avantages à être sa correspondante, mais maintenant, ça me faisait marrer.

Cependant, lorsque le sujet de la religion vint à être abordé, Naomi se referma un peu sur elle-même, préférant assez clairement éviter le sujet, comme si… Eh bien, il y avait des points que j’ignorais. Oh sûrement que j’en ignorais beaucoup, mais ça m’intriguais assez méchamment. Boarf, sur mon temps libre, j’essaierais de voir ce que j’pourrais trouver. Surement pas grand chose hein, les gens changeaient, mais sa dernière petite pique sur les souhaits me laissait… Pantoise. Ouais, c’était le mot.

“D’aaaaaaaccord ? Si tu veux écoute, j’vais pas insister.”

Même si j’en avais un peu envie, mais bon. Respect, bienséance, ce genre de choses.

“Autrement… Hum… Tain, ça serait le moment normalement pour changer de sujet, mais… Damn, ça m’laisse un peu sans voix. Donc euh… Je sais pas moi, ta mère, ça va de son côté ?”

Question innocente hein, normalement ça devrait bien s’passer !

Dire que jusque là, les retrouvailles avec Julia m’avaient permis d’oublier le bordel innommable qu’est devenu ma vie depuis ces derniers mois. Mais il aura suffit d’une question, d’une simple et innocente question, pour que tout me revienne dans la tronche… comme quoi je suis peut-être pas si solide. Et c’est moi qui ai abordé le sujet de la foi en plus !
Quelle conne.

La geekette a la gentillesse de ne pas insister, et je l’en remercie silencieusement. Je lui en parlerai, il FAUDRA que je lui en parle, mais…pas aujourd’hui. Pas maintenant.
Puis, alors qu’une conversation plus joviale pouvait reprendre, la même personne…pose l’autre question.


…Putain.

Je lui en veux pas. Elle essaye. Elle ne peut pas savoir. Mais en toute innocence l’allemande m’a planté un deuxième couteau dans le coeur, et ceux-là me font infiniment plus mal que n’importe quel acier.

“...Humpf, décidément…"

Cette fois, je n’en peux plus. Mes jambes me lâchent, et rapidement j’me pose sur un rebord, me prenant soudainement plusieurs semaines d’épuisement d’un seul coup.

“Ça…va pas très bien de ce côté là non plus.”

Je laisse échapper un soupir de fatigue. Est-ce que j’en ai le droit? J’en sais rien. Il y a des gens qui ont subit bien pire, je pense, alors pourquoi je devrais me plaindre? Pourquoi je devrais être épuisée?

“Elle est tombée malade, quelques mois après ton départ. Elle oubliait des petits trucs. Puis, je devais de plus en plus l’aider au quotidien parce qu’elle avait du mal à faire les choses, et…enfin…l’année du bac j’ai même souvent dû sécher les cours à cause de ça, pour l’aider. On a vu un médecin, il m’a dit qu’en la faisant interner on pourrait s’occuper d’elle, la soigner, que je pourrais m’occuper de mon diplôme.”

J’me rappelle parfaitement ce moment où je croyais encore qu’il y avait de l’espoir.  

“Du coup j’ai repris ma vie, pris des nouvelles, prié pour elle. Au final ça a été de pire en pire, de plus en plus vite. Son état s’est dégradé, elle ne pouvait plus faire quoi que ce soit sans assistance et…”

Même comme ça, j’ai une petite voix dans ma tête qui me demande d’arrêter ça, de cesser de l’emmerder avec mes problèmes alors qu’elle a surement les siens, qu’ils sont peut-être pires.
Mais maintenant que je suis lancée…

“Elle a commencé à avoir du mal à m’identifier, à me reconnaître. Jusqu’à plus me reconnaître du tout.”

Quelque chose me gêne dans mes yeux, alors mes mains commencent à les frotter. C’est à ce moment que je me rend compte d’à quel point ils sont humides. Immédiatement, je détourne la tête de Julia, qu’elle ne me voit pas comme ça.

“Depuis, je n’y suis pas retourné. Me voir la fait paniquer, elle me prend pour une inconnue,  puis…puis vaut mieux pas que je retourne en France, de toute façon.”

Des fois, j’avais le don pour mettre les deux pieds dans le plat. Parfois, ça permettait de passer quelques blocages à la con. Du genre deux ados qui se regardaient dans le blanc des yeux sans véritablement savoir quoi faire ou par quel bout prendre la chose. Parfois, ça aidait, forçait les gens en dehors de leur zone de confort pour qu’ils parlent de truc dont ils avaient besoin. Mais souvent, ça faisait mal. Ça faisait mal à la personne qui se recevait ma maladresse sociale en plein dans la gueule. Et intérieurement, j’avais envie de me foutre la plus grande baffe de ma vie.

Donc ouais, j’pouvais pas dire que le changement de sujet avait été un franc succès, vu la manière dont réagi Naomi. Plutôt que de simplement me dire qu’elle prenait des vacances à St’Bart ou à côté du mont Saint-Michel, surement comme une petite retraitée en quête d’aventure mais pas trop, elle… Ouais, elle annonça quelque chose qu’était nettement plus déplaisant à entendre, quelque chose qui… Me fit du mal.

Mme Sharon, la mère de Naomi… Etait dans un asile ? Quoi ?! Mes yeux s’écarquillaient face à cette claque que je me prenais. Déjà, rien que pour une amie, de savoir que sa mère développait Alzheimer c’était jamais quelque chose de joyeux, mais surtout que je l’avais connu quoi ! J’avais vécu sous le même toit ! Temporairement certes, mais… Damn, ça faisait mal. Ça faisait particulièrement mal… Et j’étais pas bonne avec les deuils en plus…

“C’est pas vrai…”

Ah merde… Putain, j’étais une brêle. Je cherchais mes mots maintenant. Ma gorge s’était asséchée alors que je pris un peu de panique, mon regard fuyant. C’était… Terrible. Et si ça l’était pour moi, pour elle, ça aurait été probablement le pire. C’était comparable à la disparition de mon père, à la seule différence était que… L’un était mort, et l’autre ne se souvenait simplement plus de rien.

Bon sang, je me sentais mal. Il y eu certes le moment où elle disait qu’elle préférait vraiment éviter de retourner en France, en dehors des raisons familiales, qui m’intriguait, mais pour le coup, j’étais suffisamment choquée pour juste passer outre, mettant ma curiosité loin au placard pour éviter de remarcher sur une mine anti personnelle. La troisième fois serait… Well, je couperais court pour filer avant de faire encore plus de dégâts. Mais bon. S’il fallait que je ferme ma gueule, probablement que les choses devaient revenir plus naturellement.

“Euh… Désolé d’avoir abordé ce sujet. Enfin, ces sujets. Ça a pas l’air d’être facile pour toi ces derniers temps et… Euh…”

Je me mordais un peu la lèvre. C’était terrible tout de même d’être aussi gourde parfois, fallait faire avec, mais bon… Cependant, je lui pris le poignet, essayant de la faire bouger un peu, afin d’éviter un immobilisme tenace et de se changer les idées !

“Et puis, on a resto à trouver non ! Les problèmes disparaissent une fois le ventre vide il parait !”

C’était forcé. Complètement forcé. Je le savais, mais tant pis.