Deux jours s’étaient déroulés depuis ce qu’il s’était passé dans les rues de ma ville. Et ça avait pas été foncièrement de grosses grosses journées. A voir les ambulances passer, les services débarquer de tous les côtés, c’était une fourmilière de bordel qu’on avait le droit en ce moment. Pas un seul instant pour être foncièrement tranquille ni reposée en vrai

Et pour moi… C’était pas super super la joie. J’dormais les yeux ouverts la majeure partie du temps, un peu hantée par ce que j’avais pû voir, faire, échouer sur le pont. J’étais pas une grande éveillée hein, pas une rang A ou S, juste une simple rang E, mais je pouvais pas m’empêcher de me dire que j’aurais pû en faire plus, que j’aurais pû sauver des vies d’une autre manière. Et pourtant voilà où j’en étais. Allongée dans mon lit.

J’avais coupé mon téléphone. J’en avais marre des alarmes, des messages d’informations générales qui circulaient sans cesse et qui se lançaient sans mon accord. J’en étais à un point où j’voulais juste plus rien faire. Oublier toutes ces merdes, oublier qu’il y avait un monde au-delà de ma porte, et juste fermer les yeux, rêver pour sortir de ce cauchemar.

Mais même ça je n’y avais pas le droit. Des coups à ma porte vinrent à me faire sortir de cette torpeur, et me faire râler. Déjà la porte était bien loin, mais en plus il commençait à se faire tard. Ce fut donc en gromelant que je bougeais mes puces jusque là-bas, ouvrant un peu méchamment la porte tout en disant d’une voix assez austère :

“J’vous jure, si c’est encore de ces types qui viennent toquer pour savoir si je respire toujours, j’vous-”

Ma gueulante s’arrêta aussi brusquement que le geste pour ouvrir ma porte. Durant un temps, j’étais comme paralysée, confuse, stupéfaite, ne croyant pas à ce qu’il venait de se passer. Et pourtant, c’était ce que j’avais sous les yeux. Une Naomi, en chair et en os, juste devant moi ! Elle était pas à Istanbul aux dernières nouvelles ? Damn…

“Oh.”

Ouais, petit mot pour des retrouvailles. Fallait dire que je lui avait passé l’adresse, mon numéro de téléphone et tout ce qui pouvait suffir à passer dans le coin. Même le code de la résidence, tout ! Et… Ouais, elle était là.

“Heyyy ?”

Bon, rien qu’à cet accueil, elle pouvait se douter trois cents milles fois que ça allait pas top. Clairement, clairement, clairement pas top. Enfin, j’imaginais qu’elle s’attendait à ça en venant chez quelqu’un qui venait d’avoir sa ville dévastée par un cataclysme sans précédent. Ah… J’commençais à comprendre l’obsession de Scary pour le coup, à ceci prêt qu’elle n’avait pas été sur place, et que j’avais pas perdu de la famille dans ce cauchemar… Ouais, c’était pas foncièrement comparable, mais juste le fait d’y repenser me fit avoir des flashs pas très joyeux.

“Uh…” Fis-je en me frottant les paupières. Ouais, j’avais fait mieux comme accueil. Des vêtements tâchés… Bon, y’avait eu pire, mais… Bref, ça me ressemblait pas. Fallait que je me secoue un peu les puces si j’voulais lui faire mon classique sourire ! Même si ça allait être dur aujourd’hui.

“Euh, désolé de l’accueil. J’suis… Encore un peu en état de choc je crois. Et pas mal blasée par ce qui se passe. Mais euh… J’suis contente de te voir. Qu’est-ce tu fais là d’ailleurs ? Enfin, on va pas en discuter sur le palier. Entre, j’devrais pouvoir te servir le café.”

Si j’avais su qu’une vulgaire sortie hors du pays allait m’embarquer dans un évènement pareil… Bon, peut-être que je serais venue quand même au final, mais quand même. Si à la base j’étais venue passer deux jours de repos à glander et à éventuellement essayer de voir Julia, finalement ils auront été passés à me faire soigner et à aider du mieux que possible. Ouais, j’ai pas grand chose niveau pouvoirs, cependant vu l’ampleur des dégâts je pense qu’un petit coup de main est pas de trop.

Mais je vais pas pouvoir rester beaucoup plus longtemps, une journée tout au plus. Ça…me fait un peu chier de l’admettre, mais si je pointe pas à mon rendez-vous médical à Istanbul, j’aurais pas ma dose de leur foutu poison et…nan, je peux pas.
Vraiment, je préfère mille fois affronter encore ces démons de feu que subir le sevrage de ce “médicament”.

Néanmoins, pour finir cette “escapade” fallait que je fasse un dernier truc: aller chez Julia. Déjà parce que c’était le plan de base, mais surtout parce que j’ai essayé de la contacter plusieurs fois et n’ait eu aucune réponse, les messages s’accumulant et les appels sonnant occupés. Ça peut sembler évident hein, mais quand un cataclysme pareil arrive dans la ville d’une amie et qu’elle ne répond plus après ça, y’a des raccourcis qui se font très vite, des inquiétudes qui naissent très facilement.

J’suis déjà rassurée de voir que le bâtiment qu’indique l’adresse est encore intact, mais ma peur ne se dissipe réellement que lorsque j’entend des pas et des bougonnements derrière la porte sur laquelle je viens de frapper.

La geekette semble aussi surprise de me voir ici que je suis rassurée de la voir vivante, même si ça a pas l’air d’aller. En même temps le contraire aurait été surprenant… mais au moins, elle est encore là.

“...Yop’. Désolée, j’passe un peu à l’improviste mais j’ai pas réussis à te joindre. Et merci, j’suis pas contre un café au lait, si t’as de quoi.”

C’est donc ainsi, en cette soirée si bizarre que je met les pieds dans l’appartement de Julia. Jamais j’aurais imaginé le faire dans ces circonstances… et encore moins sans bouteille de vin pour continuer la blague des clichés racistes, mais ça aurait p’tet été déplacé.

“Sinon, si j’suis là bah…le bon endroit au bon moment on va dire? J’passais prendre mes jours de repos ici, quand l’apocalypse a commencé. Du coup j’me suis mêlée à l’un des groupes de chasseurs et…après je suis restée un peu pour les réparations, mais comme tu répondais pas j’suis venue voir. Pendant un moment j’ai cru que…”

Humpf. Est-ce qu’elle a vraiment besoin de ça maintenant? Nan, c’est bon, l’heure des inquiétudes est finie.

“...Bref, l’important c’est que tu sois entière. Même si, ‘fin…t’as pas été trop impactée?...”

C’est surement un peu maladroit, surtout pour une question dont la réponse est évidente vu son état, mais bon…ce sujet pourra pas être évité.

Voir Naomi débarquer devant mon appart dans de telles circonstances était… Inattendu. C’était le mot ouais. Probablement que j’aurais préféré d’autres moments cependant… Non, pas probablement. Assurémment. C’était… Ouais, c’était tout sauf le bon moment en fait pour qu’elle passe. Mais maintenant qu’elle était là, qu’est-ce que j’étais sensée lui faire ? Lui claquer la porte au nez en prétextant que j’avais mes règles ? Ou un autre truc ? C’était trop tard de toute façon, et ça n’arrangerait rien. J’allais devoir prendre sur moi pour l’occasion, donner une ambiance à cette invitation qui… En fait, j’allais devoir sourire, ce que j’avais pas foncièrement envie de faire pour l’moment.

“Va pour un café au lait du coup. J’te fais ça !” Fis-je en me dirigeant vers la machine, essayant au passage de débarasser un peu. J’étais pas maniaque sur la propreté, mais là quand même c’était… Pas terrible dira-t-on. C’était clairement passé à un plan bien bien loin, et plus les jours avançaient, plus je sentais que de m’y remettre allait être une galère pas possible. Mais cependant, j’devais justifier de mon absence, mais j’eu pas directement le temps. Elle m’annonçait, sans trembler, sans rien, qu’elle était là lorsque le merdier avait commencé, et que… Bah elle avait participé ! Et ma réaction fut… Directe.

“KEEWWWAAAA ?! M-M-Mais enfer et damnation, je suis estomaquée mais euh Naomi tu es fOoOoOolllle ?!!”

Ouaiiiiis, peut-être un peu excessive pour le coup, j’m’en rendis compte après, surtout que j’l’avais pas ménagée sur les décibels. Même moi j’me disais que c’était… Un peu bizarre.

“Euh désolé. La surprise. Mais t’étais vraiment là ?! Sérieusement ? Quel timing de merde… Pfff… Mais bon, t’as l’air entière, et connaissant ton petit côté héroïque, ça m’surprend qu’à moitié. Et… En fait, ça m’rassure beaucoup même, de savoir que ça a l’air d’aller de ton côté.”

J’affichais un petit sourire en coin tout de même, celui-là un peu plus vrai que le reste. Que j’étais soulagée était sincère, clairement, mais derrière… Ouais, ça avait pas été cool de ma part, bien au contraire.

“Euh ouais, désolé. J’voulais me couper un peu du monde. Y’a tellement d’appels en ce moment que c’est… Démoralisant, clairement. Juste envie qu’une semaine ou deux passent, histoire que les gens s’reprennent d’affection pour les actualités sans intérêt plutôt que sur ce qui vient de chambouler l’histoire. C’est encore plus moche d’le vivre que de le lire, car t’as tous les petits côtés qu’on te parle pas.”

Un souffle agacé se prit alors rapidement.

“Genre t’as des types qui font le tour des apparts en se faisant passer pour des types du gouvernement qui viennent recenser les morts. Et si tu réponds pas, ils enfoncent la porte et pillent tout ce qu’il y a chez toi. Que tu sois six-pieds sous terre ou juste pas là.”

C’était moche, vraiment moche. Ceux qui avaient tentés ici avaient été accueillit sans aucun ménagement par un déferlement d’insulte dans toutes les langues possibles. L’allemand était intimidant en plus il parait…

“Mais bon, j’suis en vie. J’étais aux premières loges pour voir ce qu’il se passait et… Et… Et je sais pas foncièrement quoi dire de plus.”

Ou plutôt, je ne voulais pas dire plus. J’avais pas plus envie de l’inquiéter que ce que je pouvais dire de base. Probablement que j’allais fermer ma gueule sur ce qui s’était passé sur ce putain de pont.

“Fin, c’est pas important. J’dirais que non. Regarde, mon chez moi est encore entier, moi aussi, et j’ai toujours internet. Qu’est-ce qui pourrait aller mal, héhé ?”

Alors je m’attendais à ce que ce soit pas la joie et donc de ne pas voir la Julia enjouée habituelle, mais sa réaction en apprenant que j’étais présente lors de la catastrophe a le mérite de m’avoir fait sursauter. Cela dit elle a surement pas tort, j’aurais peut-être dû me tirer dès le début et ignorer les appels de la guilde?
…Ça irait pas vraiment avec le “petit côté héroïque” mais est-ce qu’il existe vraiment, ce côté? Parce que si c’est le cas il serait temps qu’il fasse ses valises…les rêves de devenir une super-héroïne c’était bien quand j’avais douze ans.

J’me pose contre un mur non-loin de la machine à café, profitant de la douce et chaude odeur qui s’en dégage pour essayer d’imaginer comment ça a du être pour la geekette, de vivre tout ça.

“Rien à dire de plus? On a vécu l’enfer et ça s’est passé juste devant ta porte, Julia. En plus, j’ai du mal à croire que tu sois restée les bras croisés quand ça arrivait. J’sais bien que toi non plus tu t’intéresses pas au monde des chasseurs, mais ça va être difficile d’éviter le sujet là.”

J’ai pas spécialement envie de la brusquer, mais si l'abcès n’est pas crevé très vite je sens qu’on va passer la soirée à se regarder sans rien dire, dans un silence gênant, à attendre que l’autre aborde la question. Non merci.

“Et j’te coupe tout de suite: Ne fais pas comme si ça allait. J’me doute bien que t’as envie de penser à autre chose, mais ça va pas passer tout seul. Si tu t’es coupée de tout ça veut dire que t’as parlé à personne de ce qu’il s’est passé ce jour-là, et crois-moi te morfondre ou t’isoler c’est pas ce dont t’as besoin, là. Donc j’préfère être directe: j’te lâcherais pas tant que tu m’auras pas raconté.”

Évidemment qu’elle allait chercher à vouloir en savoir plus… Évidemment qu’elle n’allait pas s’arrêter à ce que je pouvais dire, gesticuler, crier et compagnie. Mes tentatives pour paraître joviale étaient… Avaient été un échecs en tout cas, et ça n’avait été qu’au mieux une impression passagère.

Mais punaise, j’avais pas envie. Je voulais pas. Elle s’était posée juste à côté de moi et… Me fixais, un peu trop. Mon regard croisa le sien, presque silencieusement, alors qu’elle me demandait d’accoucher ce que je pouvais avoir sur le coeur. Et d’être snipée comme ça était pas du tout la meilleure sensation que je pouvais avoir ou ressentir. C’était même… Un sacré pincement.

Et… Je pus pas soutenir ce regard longtemps, après quelques secondes, je tournais la tête, regardant un peu dans le vide alors qu’elle me prévenait qu’elle serait tenace. Mais je voulais pas. J’l’avais à peine retrouvé qu’à nouveau je l’emmerdais avec mes problèmes. Mais y avait pas que ça dans la vie non ? C’était juste une mauvaise question de timing. Et certes, mes habits étaient un peu tâchés par les quelques bouteilles que j’avais ouverte, mais c’était une autre affaire ça.

“Tss…”

Ma gorge se nouait comme des écouteurs dans une poche.

“Ah… C’est juste que j’veux pas t’embêter ou t’inquiéter avec ça. La dernière fois a pas été super et… J’ai surtout eu l’impression de laisser une sale ambiance.”

Certes, j’admettais à demis mots qu’il y avait quelque chose. Mais bon, c’était surtout que j’avais pas vraiment envie d’en parler. Comme dit hein, je voulais pas amener mes problèmes sur le dos de quelqu’un d’autre. Et qu’est-ce qui pourrait se dire de plus hein ? Qu’est-ce que je pourrais aller balancer ? Pas comme si ça allait changer grand chose de toute façon, pas comme si quelqu’un pouvait faire un miracle et empêcher ce cataclysme de nous tomber dessus.

“Donc euh… Si on pouvait s’arrêter au fait que j’vais hypothétiquement bien, ce serait… Cool ? Nan ?”

J’pourrais continuer de faire semblant de sourire. Continuer d’ête la joyeuse fille / gamine qui avait cet appart et qui faisait des trucs de ses dix doigts comme si les problèmes entraient et sortaient aussi vite qu’un courant d’air. Et j’aimerais que ce soit vrai, mais bon… La vérité était autre, et ça, j’pense que Naomi le savais que trop. Mais j’allais pas lui faire l’affront de lui demander combien de sucre, j’crois que là j’me faisais juger. Sévèrement juger…

Un lourd soupir s’échappe de ma bouche. Heureusement que contrairement à un train, on ne risque pas d’arriver en retard pour une téléportation, car si c’était le cas j’aurais commencé à me dire qu’il faudra racheter un billet. Ça prendra le temps que ça prendra, mais je ne quitterais pas cette pièce tant que les choses n’auront pas été dites.

“La dernière fois n’a pas été super?”

Ouais, j’vois très bien à quoi elle fait référence. Y’a eu quelques faux pas, quelques discussions pas très rigolotes, oui. Et alors?

“C’était la meilleure journée que j’ai vécue depuis mon arrivée à Istanbul, et peut-être même plus encore. Y’a eu des sujets qui fâchent, oui, et quoi? Le mieux aurait été de tout cacher, de faire comme si de rien était? Mais ça n’aurait pas changé la vérité…ma mère est toujours en centre, et ton ami est toujours mort. Faire semblant d’aller bien ne va pas les ramener. Se lamenter non plus, mais au moins on ne les a pas insultés en faisant comme si de rien était, et on s’est respectées en acceptant nos émotions. Aussi désagréables soient-elles.”

D’un pas ferme, je m’approche de Julia et pose mes mains sur les épaules. Peut-être un peu brutalement, comme pour la réveiller, avant de me baisser pour que nos têtes soient au même niveau, qu’elle ne puisse plus fuir mon regard. Un regard que je sais déterminé, ferme, peut-être un peu en colère tout en ayant la froideur nécessaire pour dire ce qui doit être dit.

“Tu veux oublier ce qu’il s’est passé? Très bien. Tu peux prendre tout ça et le foutre au fond du placard, mettre des jolies boîtes de céréales colorées devant et te convaincre qu’il n’y a rien d’autre jusqu’à l’avoir effectivement oublié. Mais chaque fois que tu plongeras dans tes pensées, tu pourras sentir une odeur de pourriture, des flash et des sensations qui te rappeleront qu’il y a toujours quelque chose derrière, ça te plantera comme un poignard de l’intérieur, et tant que tu te convaincras que “ce n’est rien”, ça reviendra de plus en plus fort pour tuer à petit feu ta joie de vivre.”

Et j’en sais quelque chose…mais c’est une autre histoire. En attendant, je veux juste que la seule personne que je puisse considérer comme une amie puisse vivre avec une conscience plus légère, même si ça demande de la secouer un peu. Ou beaucoup.
J’éloigne un peu mon visage du sien, et tourne légèrement la geekette vers une chaise:

“Donc tu vas poser ton cul sur cette chaise, je vais m’asseoir en face, et on va parler de ce qu’il s’est passé.”

Si la dernière fois avait pas été super ? Ouais, plutôt. J’avais laissé tout de même une mauvaise ambiance à la fin en évoquant mes problèmes. Et donc, j’me disais qu’en les esquivant, ce serait pour le mieux. Comme ça, plus de discussions maladroites, plus d’impuissance au beau milieu d’une argumentation, plus de trucs aussi sérieux et sordides que la vengeance, la mort et toutes ces merdes qui, d’ordinaires, semblaient être des sujets trop hauts pour moi…

Mais elle était tenace. Et ça, j’le savais de base. Je savais qu’elle s’en irait pas juste en un hochement d’épaule pour balancer un “comme tu veux” à la fois j’m’en foustiste et désintéressé. C’était pas son style de base hein… Au contraire, toujours à trop s’impliquer dans les histoires des autres, qui à en resortir avec des coupures sur les bras et des baffes dans la gueule. Enfin, théoriquement hein, j’allais pas la chasser à coup de pantoufle. Ou de toute autre chose hein. Fondamentalement, j’étais contente qu’elle passe !

Ça me faisait bizarre. Bizarre d’entendre que cette journée qui s’était mal terminée était considérée de son côté comme… La meilleure de sa vie ? Enfin, pas à ce point, mais… Pourtant, ça avait déraillé comme pas permit. Est-ce que la vie à Istanbul était si pourrie que ça ? Et l’échelle était basse, donc… Pour le coup, c’était moi qui m’inquiétait un peu pour elle là…

Mais j’eu pas vraiment le luxe de lui demander ça, car j’allais droit au laïus dans la gueule à coup de regard entre quatre yeux. D’insulter ? De se respecter ? J’comprenais qu’à moitié son fil de pensé là. Après tout… Combien de gens disaient de juste passer à autre chose ? De se montrer fort malgré ce qu’il se passait ? Le pire, c’était que c’était valoriser de faire ça ainsi…

Toutefois… Je voyais ce qu’elle voulait dire. Selon elle, j’avais besoin d’extérioriser tout ça. De me prendre tout dans la gueule, une nouvelle fois. Et ça allait pas faire plaisir, pas le moins du monde… J’en soufflais péniblement. Au point où j’en étais de toute façon, c’était trop tard. Elle voulait évoquer le sujet…

“J’voulais juste éviter de t’inquiéter hein… Mais j’ai l’impression que si j’te dis rien, ça ferait l’effet inverse.”

Et qu’elle ne me lâcherait pas de toute façon. Quitte à poser sa tente ici. Hey, c’était peut-être une façon d’avoir une colloc qui… Ouais non. C’était pas le bon moment.

“Fin, quitte à partir sur ça, autant s’mettre mieux.”

Changement de direction, avant d’accueillir mon canapé et mes coussins d’un vautrage en règle. Quitte à ce qu’elle fasse la psy, au moins j’étais sur mon divan. De toute façon, elle aurait la place. Et maintenant, fallait aborder le sujet qui fâche.

“Je sais pas trop par où commencer… Fin, j’y étais. Pas qu’à New York ou dans la ville. J’ai… J’ai essayé d’aider des gens, de tuer des monstres. Et je pensais m’en sortir, mais… L’instant où cette idée est arrivée, la réalité est venue comme une claque dans la gueule, et y’a eu des morts; Beaucoup trop de morts. Et surement des tas qui auraient pu être évités, mais… J’ai pas été capable de les sauver ou de voir ça venir.”

Je ravalais ma salive face à ça, avant de tapoter sur ma tablette pour montrer un photo du pont de Brooklyn, qui avait méchamment dégusté.

“J’étais là, sur le pont. Entre deux trucs énormes qui transformaient des gens à l’état de fumée et de poussière. Et de voir ça se passer sous tes yeux… Ça choque. Vraiment beaucoup.”

Ouais…en même temps, à quoi je m’attendais? Cette catastrophe a frappé toute la ville, en plusieurs points, fallait quand même pas que j’espère être la seule ici à avoir vu des horreurs. Assise à l’autre bord du divan, les paupières closes, je croise les bras en poussant un soupir désespéré:

“Putain, et il fallait que ça tombe sur toi…”

Rouvrant les yeux pour regarder Julia et sa photo du pont, je peux pas m’empêcher de lui afficher un sourire désolé. Mais au fond, je suis quelque part entre blasée et bouillante de rage, quoi que ça puisse vouloir dire. Voir que les pires merdes tombent sur les gens qui n’ont rien demandé m’agace, surtout quand ce gens est une personne que je connais et à laquelle je voudrais qu’il n’arrive rien:

“J’vais pas te faire le coup de te filer des conseils sur comment gérer ça, parce que moi-même j’en sais rien. C’est surement le genre de trauma auquel les soldats font face pendant les guerres, mais on est pas formées pour ça…pis c’est pas les guildes qui vont offrir les consultations à des gens comme nous…”

Ouais, j’ai peut-être encore mauvaise l’apparition de notre “sauveuse” à l’aéroport, ou alors c’est juste mon état habituel. Cependant, la geekette a probablement pas besoin d’entendre ça:

“Désolée, l’habitude de râler. Mais ouais, y’a rien de surprenant à être choquée par ce que t’as vu là-bas. J’veux dire…on est pas les éveillées du siècle, quand ce genre d’expérience n’arrive qu’une fois dans une vie c’est déjà trop. J’comprend mieux pourquoi tu voulais t’isoler.”

Vouloir vivre sa vie puis voir le bordel du monde nous tomber dessus n’a rien d’agréable. J’imagine Julia préférant gérer les petits trucs du quotidien sans conséquence, sans gravité, et se contenter de la “quiétude” rassurante d’une vie sans soucis. “Quiétude” parce que la Sherman au naturel est tout sauf calme, mais je me comprend:

“Prend ça comme tu veux, mais…des fois, on fait de notre mieux, on fait les choses comme il faut, mais ce n’est quand même pas assez. Et ça, on n’y peut rien. Y’a aucune force qui fait des miracles, aucune rune qui change le passé, aucun artefact qui modifie le destin. Tout ce qu’on peut faire, c’est subir en serrant les dents et se dire qu’on fera mieux la prochaine fois.”

Que ça tombe sur moi… Au fond, ça aurait pû être n’importe qui. N’importe quel employé de bureau qui avait connu un éveil aurait pû se retrouver à ma place hein. Il suffisait d’être je ne sais quel paumé qui se disait que, peut-être, il pourrait changer les choses, et vlam, la baffe dans la gueule qui s’en suivait était particulièrement méchante. Surement qu’il y en avait eu d’autres hein, des centaines de personnes qui, dans un moment de désespoir, s’étaient révélés pour tenter de protéger des vies au péril de la leur. Mais combien pouvaient encore en témoigner maintenant ?

Ce genre de pensées assez morbides étaient devenues un enfer à supporter, et clairement, avoir ce rappel chaque heure n’était pas la meilleure chose qui pouvait arriver. Mais c’était ça maintenant, et la seule chose que pû me dire Naomi face à tout ce qui s’était passé… Eh bien, c’était que ça s’était bien déroulé.

Bon, peut-être que là je réduisais son discours. Dans les faits, elle admettait que ce qui s’était passé… Bah ça n’était pas rien. C’était même “normal” que je sois super choquée, au point d’être dans une sorte de PLS mentale, au bord de la crise ou de l’affaissement de mes nerfs. J’avais déjà eu je sais pas combien de rire nerveux au milieu de mes terreurs et de mes sanglots. Mais c’était la conclusion qui me laissait très… Froide.

“La prochaine fois…”

Je regardais ma main d’une manière… Un peu étrange. Le fait de me dire que, peut-être, dans un futur plus ou moins lointain, je serais peut-être dans une situation similaire… Ça me glaçait le sang.

“J’ai pas envie qu’il y ait de prochaine fois… Mais en même temps, si c’est arrivé, ici, au cœur de New York… Ça peut que recommencer. Et je sais pas comment on peut être prêt à ça. On… Autant au sens de nous, la société, l’humanité tout ça… Et on individuellement. Devoir refaire ça… Je sais pas si j’en serais capable.”

Je soupirais longuement. Ça avait été une fois. Une fois dans une vie. Et comme elle l’avait dit, c’était déjà trop. Comment on était sensé juste faire avec ? Juste accepter ?

“Je sais juste pas comment faire pour accepter. Je… Je sais que j’ai fait ce que je pouvais, mais j’me dis que… J’aurais pu faire mieux. J’aurais pu sauver une personne de plus ou… Enfin, juste pas me satisfaire de ça. Lorsque j’bidouille un truc, j’me force souvent à juste rendre le projet en l’état, à de voir me satisfaire d’un truc sans y avoir ajouté un tas de fonctionnalités qui seraient super. Mais c’est pas la même gravité là. J’peux pas juste reprendre ça. C’est trop tard.”

Franchement, ça foutait tout de même un sacré malaise cette histoire, et je sentais les larmes monter et les premières couler un peu.

“Ah… C’est comme ce qui s’est passé avec Boris. Ou mon père… J’arrive pas à juste accepter ou tourner la page. J’ai besoin de faire quelque chose.”

Puis me vint une sorte d'épiphanie. Vu que le sujet était abordé, fallait que je la tienne au courant !

"Ah euh oui aussi. Euh... Tu te rappelle de ce que j'ai dit la dernière fois ? Que y'avait un type qui... Enfin, pour Boris, j'avais retrouvé la piste de son meurtrier et tout... Bah c'est compliqué en fait. Très compliqué. Dans le genre gros complot pour lui faire porter le chapeau. Et j'ai découvert ça alors que j'étais... Pas loin de le tuer."

Ne pas pouvoir accepter…ouais, je pense comprendre. Avant, j’étais comme ça, incapable de lâcher prise quand je voyais quelque chose qui n’allait pas. Une injustice…une anomalie. Puis maintenant, qu’est ce que j’en ai à foutre? Allez aider lors de catastrophes, risquer ma vie pour en sauver d’autres, rester pour assister les équipes de secours; c’est plus du tout mon genre… pas vrai?
…
…
Laissant cette réflexion là où elle est, je m’apprêtais à répondre quand Julia me mit au jus concernant sa traque.

Je la regarde, un peu surprise d’entendre cette nouvelle. C’est vrai, y’avait aussi ça…J’avais pas oublié hein, mais je ne pensais pas que ça irait aussi vite. Et avec tout ce qu’il s’est passé dernièrement, ce n’était plus mon principal sujet d’inquiétude concernant Julia.
Mais bon, d’un côté je suis rassurée qu’elle ne soit finalement pas passée à l’acte. Et de l’autre côté, cette histoire de complot ne fait que relancer mon anxiété, surtout qu’elle vient d'admettre ne pas pouvoir tourner la page…

“Ah…ah ouais, compliqué. Et…dans un sens, un peu rassurant j’vais pas te mentir. Disons que j’préfère encore apprendre ça que lire sur le net qu’un champion de mma s’est fait mystérieusement suicider de trois balles dans le dos.”


Et dans un autre sens…un soupir m’échappe. La voilà repartie à se torturer pour quelque chose de bien trop grand, à chercher à résoudre des problèmes auquel elle n’y peut rien.

“...Les humains, les monstres, au fond c’est la même chose. Les menaces métaphysiques et les complots c’est la même merde. C’est des trucs face auxquels on peut rien faire, Julia. ‘Fin, tu peux essayer, t’en as le droit…tu peux tenter de corriger les choses, te prendre des baffes puis choisir de te relever, chercher à résoudre les problèmes… Mais y’aura toujours quelque chose qui ne va pas. Qu’on a envie de corriger. Surtout quand ça te concerne directement.”

C’est surement pas la vision la plus optimiste, mais c’est celle que j’essaye de suivre.

“Qu’on croit à ce genre de choses ou pas, ce n’est pas parce que Dieu nous met des épreuves qu’on est obligés de les éprouver. Ouais, j’viens de te dire que tu pourrais encaisser et faire mieux la prochaine fois mais… bon, pour être franche c’est pas comme ça que je vois les choses. En fait, quand t’en as marre d’essayer de toutes tes forces pour au final voir les choses se casser la gueule quand même, tu peux toujours choisir de laisser tomber.”

C’est pas évident à faire passer, comme idée. C’est tordu, peut-être un peu flou? Une vision défaitiste qui correspond bien à ce que j’essaye de devenir, mais pourtant l’intention n’est pas de la convaincre du bienfondé de ce point de vue. C’est en quelques mots que je tente de résumer où je veux en venir:

“J’ai pas envie d’apprendre que t’as du sang sur les mains, c’est vrai… mais ce qui me fait vraiment flipper c’est l’idée qu’un jour, tu pourrais disparaître, que ce soit dans les faits divers ou dans les chasseurs disparus en mission.”

S’qui revient surement au même, cela dit. C’est quand même fou…j’essayais de lui remonter le moral, mais au final j’en viens surement à faire l’inverse. La raison est toute conne, vraiment.

“Désolée, je sais que j’devrais te soutenir et te remonter le moral… sauf que ce serait mentir, donc j’vais arrêter de faire semblant. C’est complètement égoïste… mais plus que la Julia optimiste, je préfère encore la Julia vivante.”

Est-ce qu’elle était en train de me proposer d’abandonner ? J’devais admettre que ce qu’elle était en train de me dire était super surprenant quand même… Et assez déroutant. C’était loin, mais alors très loin des discours un peu moralisateurs habituels qui disaient que c’était qu’une épreuve à passer. Et… Même elle au fond avait dit ça juste avant, de dire qu’on pouvait juste serrer les dents et faire mieux après coup.

J’étais tout de même restée silencieuse, à l’entendre soupirer, à afficher une vision quand même défaitiste dans l’ensemble, mais… Qui se voulait protectrice je crois. Elle voulait que je reste en vie, malgré tout ce qui pouvait se passer, ce que je pouvais traverser dans le petit bordel qu’était ma vie. Une sorte de locomotive sans chauffeur, avec un rail qui, peut-être, mènerait à un gouffre. Ou juste à la prochaine station. Peut-être ouais. Mais ça me faisait quand même bizarre juste à imaginer. Juste à vivre avec.

“T’es gentille de t’inquiéter pour ça mais… Ça m’correspond pas.”

C’était un peu space quand même. Voilà que c’était moi qui me mettait à la rassurer maintenant. Mais changer de sujet, pouvoir lui annoncer un nouvelle un peu différente du quotidien tourmenteur que j’traversais aidait un peu. Surtout que bon, mon humeur pouvait beaucoup changer en fonction du sujet…

“Tu l’disais toi même juste avant, vivre avant des trucs pourris dans les placards, c’est pas la meilleure idée. Et j’peux pas laisser ces trucs choses là juste en suspens. Ça me hanterait sinon.”

Après tout, c’était ce qu’elle m’avait dit juste avant. Et si y’avait des choses qui se mettaient à la poubelle en parlant, d’autres c’était uniquement des actes qui permettaient de faire le ménage. Cette affaire rentrait dans cette deuxième catégorie.

“En plus, je pense pas avoir vraiment le choix maintenant. Les types qu’ont fait ça à Boris ont vraiment tout prévus, et ils avaient prévus que je mettrais mon nez dans cette affaire. Ils doivent savoir que je suis allée au Japon, et vu qu’Ellyot est toujours en vie, je…"

Ah euh, peut-être avait-elle besoin d’explications à ce sujet…

“Euh oui, Ellyot, c’est le nom du mec que j’ai faillit tuer. Il est cool en plus ! Fin, aussi cool que tu peux l’être lorsque quelqu’un est seul avec toi avec la ferme intention de te refroidir, mais l’était ! J’veux dire… S’il l’était pas, il aurait appelé les flics et tout, so… Bref, si je fais rien, lui et moi on aura des problèmes, du coup je dois mettre un point à cette histoire. Mais je sais pas si je serais aussi… Résolue qu’avant. Disons que de m’être retrouvée prête à prendre une vie a été un expérience assez… Fin, très dur à supporter. J’trouverais un moyen de rendre justice sans en arriver là.”

J’me redressais un peu, passant d’une position allongée à plus accroupie, dans sa direction. Je savais tout de même que j’avais pas la plus posée des vies hein, mais j’étais pas non plus en permanence en train de jouer avec le feu.

“Tu l’sais pourtant, j’vis sans m’arrêter, à toujours tout tenter, à expérimenter, à faire des choses. J’suis pas du genre à me ranger ou à me mettre dans un carton. Mais j’vais pas me jeter dans les flammes non plus ! Maintenant, si tu veux m’garder à l’oeil pour éviter que je mette ma main sur la plaque électrique pour voir si c’est chaud… Tu peux. Même directement hein ! J’ai pas l’appart le plus grand de la ville, mais si tu veux passer ici, rester quelques jours semaines ou plus… Voilà quoi.”

Bien entendu que ça ne lui correspond pas. Comment j’ai pu dire un truc comme ça, alors que je le sais parfaitement? J’ai même essayé plus tôt de l’encourager à avancer, pour au final revenir sur mes mots et quasiment dire l’inverse…Un bref rire nerveux m’échappe, avant que je ne détourne mon regard de la geekette.

“Super, j’dois vraiment donner l’air de pas savoir ce que je veux…”

C’est pas vraiment le cas, j’ai juste pas envie de voir Julia aux prises avec des sujets aussi sérieux, aussi graves, sur lesquels elle risquerait de perdre sa joie de vivre, voire sa vie. Au moins, en abandonnant elle ne risquait de perdre que la première…ou en tout cas c’est ce que j’espérais. Mais d’après ses dires elle était dedans maintenant, et je serais une bien piètre amie de ne pas la soutenir.
Mettant volontairement de côté sa proposition, je rétablis le contact visuel tout en essayant de sourire un peu:

“J’aurais dû me douter que tu finirais par t’attirer ton lot d’ennui toi aussi, c’est la vie je suppose. Et oui, t’as raison, faut pas laisser tout ça en suspens sinon ça finit par pourrir. Du coup j’vais pas te retenir si tu comptes continuer tout ça et ne pas t’enfuir, et j’vais même réitérer ce que j’avais déjà dit: si t’as besoin d’aide pour quoi que ce soit, tant que ça demande pas de prendre une vie, tu peux compter sur moi.”

Puis, dès l’instant où ces mots quittent ma bouche, la réalité me revient. Ouais, ces mots, c’est ce que je voudrais faire, ce que je dois faire croire. J’ai beau le tourner dans n’importe quel sens, y’a quand même un boulet à mon pied. Mon regard s’abaisse devant cette réalisation, et on en revient à la proposition de Julia…et à son problème:

“Enfin…peut-être pas pour quoi que ce soit.”

Putain, j’avais presque oublié ma situation avec Istanbul. J’maintiens que ma situation n’est pas la pire, mais y’a des moments où elle me fait chier…ce genre de moment par exemple. Où j’suis contrainte de faire l’inverse de ce que je veux, sans pouvoir en expliciter les raisons:

“J’adorerais passer du temps ici, mais je peux pas. J’ai des obligations à Istanbul, des trucs qui me retiennent, et je peux pas vraiment voyager où je veux et autant de temps qu’il me plaît. Au mieux, je peux essayer de venir de temps en temps, pendant les jours de repos?”

Je comprenais un peu ce que voulait Naomi. Bon juste un peu hein. J’me doutais qu’elle voulait que je sois pas blessée, en danger ou toutes ces choses, et qu’elle voulait que j’évite de m’en faire. Mais les deux étaient tout de même incompatibles hein. Je pouvais pas juste faire comme si de rien était avec. Y’avait des sujets où j’étais une pièce moteur comme je lui avait expliqué, et forcément, c’est particulier. Mais bon, elle se retrouvait dans une situation un peu délicate… Mais elle accepta, et me proposa son soutien, même si évidemment les choses trop “extrêmes” étaient exclues.

“En vrai, ça aurait plutôt été surprenant si j’réussissais à les esquiver ! Y’en a qui me tombent dessus comme des immeubles balancés depuis l’orbite, et d’autres qui… Well, j’avoue que j’suis un peu responsable. Mais bon, ça change pas, et j’en ai toujours eu ! Juste des moins graves j’dirais…”

Cependant, après un instant de silence de sa part, elle vint à revenir sur les choses qu’elle pouvait faire, se montrant plus réservée à ce sujet là… Ouais, voir même secrète. Évidemment je savais pas tout sur elle maintenant, y’avait beaucoup beaucoup d’années à rattraper, mais c’était pas la première fois qu’elle me donnait cette impression à vrai dire. Lorsqu’elle faisait ses explications sur le fait de prendre une vie par exemple, ça m’avait un peu travaillé après coup…

“Hum ?”

Et elle balança juste ensuite qu’elle avait des obligations. Un CDI ? De serveuse ou de guide touristique ? Ça semblait être un peu maigre pour ça. Ça semblait pas être la carrière de rêve pour elle, et le salaire devait pas être un argument suffisamment valable pour la retenir à ce point. Y’avait d’autres trucs ?

“Euh… Si tu veux ouais.” Fis-je déjà, un peu confuse, avant de secouer la tête. Non, j’pouvais pas juste la laisser filer comme ça. Elle m’avait forcé à me coucher le canapé, j’allais faire la même ! La fixant droit dans ses yeux fuyants depuis quelques temps, j’engageais sans la moindre subtilité le délicat sujet :

“Qu’est-ce qui se passe de ton côté ? T’as l’air d’avoir des problèmes… Genre qu’on contrôle ta vie un truc du genre. Puis… Tu disais qu’il valait mieux que tu rentres pas en France… T’as des problèmes là-bas ?”

Je la connaissais après, et elle risquait gros comme une maison d’éviter le sujet.

“Si tu m’le dis pas… J’vais fouillé par moi-même tu sais. je sais pas sur quoi j’vais tomber après, mais… J’ai l’impression que c’est grave.”

…Et merde. Moi et ma subtilité de pétrolier russe ont fini par éveiller ses soupçons, et maintenant qu’elle se questionne ça va être dur d’esquiver ça…bordel ! A peine je tente de la dissuader de s’attirer des problèmes, voilà qu’elle retourne s’en attirer, par ma faute !

“Hein? Nan, nan y’a rien du tout, c’est juste que…”

Ouais…j’vais juste m’enfoncer là, à vouloir noyer le poisson. Je suis naze comme menteuse, et la connaissant j’me doute bien qu’au moindre truc louche sa curiosité prendra le dessus. Et la plongera directement dans mes emmerdes.
Car vu ce qu’elle a été prête à faire pour venger un ami, je crains vraiment que Julia se mêle de ça si je lui raconte ma situation. Et ça, je ne veux pas que ça arrive. Il m’est déjà assez pénible de la voir se mettre en danger, mais en plus si c’est par ma faute… non, je ne me le pardonnerai pas s’il lui arrivait quelque chose en essayant de m’aider.
Un soupir fatigué m’échappe. J’aurais mieux fait de ne pas venir…

“...Putain. T’es aussi douée pour esquiver les problèmes que je ne le suis pour cacher les miens, faut croire?”

J’peux pas reculer. Même si c’est à mon tour de ne pas réussir à soutenir son regard, la geekette pourrait finir dans la même position que moi si elle s’enfonce là dedans, et c’est ce qui m’inquiète le plus. Le soucis est que si Julia découvre ce que j’ai fait en France, j’ai peur que son regard change à mon égard, que ça brise l’innocence de notre relation, qui jusque là était celle de deux ados qui se retrouvent.
…Et en même temps, est-ce qu’elle n’était pas déjà brisée quand elle m’a avoué vouloir tuer quelqu’un? Est-ce que je m’accrocherais pas à des mirages?

“Bon, inutile de faire semblant hein…ouais, y’a des trucs. Deux gros trucs même. T’as vu juste: j’ai des problèmes en France et je suis pas à Istanbul par choix, mais pour le deuxième point c’est pas aussi grave qu’il n’y paraît. Disons…que y’a des contraintes auxquelles je m’habitue.”

Je baisse la tête, dépitée. Vu ce que j’ai fait, je ne m’en sors pas si mal…

Puis je la relève, fixant mon amie. Cette idée qui va probablement lui venir si on s’enfonce dans ces sujets, je dois au moins tout faire pour l’en dissuader:

“Mais avant toute chose… Julia. Tu peux penser ce que tu veux de moi après ça, mais je veux que tu me promettes que quoi que je te dise, tu ne t’en mêlera pas.”

Vraissemblablement, y avait quelque chose, et c’était pas qu’une simple impression qui sortait du fond d’un tiroir de je ne sais où. Ni même d’un vieux placard à chaussette. Elle m’avait déjà donné, à plusieurs reprises, le sentiment que c’était clairement pas aussi simple de son côté. Peut-être même pire que moi. Genre qu’à côté d’elle, j’étais en train de me plaindre d’une piqûre de moustique que j’avais gratté et qui donc saignait alors qu’elle avait une douzaine de couteaux dans le dos.

Si au début, elle tenta de le cacher avec pas mal de médiocrité, elle passa rapidement à table, avouant à demis-mots qu’elle avait en effet des emmerdes assez problématiques. Cependant, je devinais que c’était pas quelque chose dont elle avait envie de franchement aborder… Toutefois, la situation était lancée, le sujet abordé et, comme je l’avais annoncé, si j’avais pas les infos là, j’irais forcément les chercher par moi-même.

Et donc… Elle avait des problèmes en France ? Genre qu’est-ce qu’elle avait fait pour se retrouver dans une telle situation, à être une… Ouais, une fugitive. Forcément, c’était quelque chose de grave qui s’était déroulé, pas une simple affaire de vol ou d’évasion fiscale… Enfin, pour faire ce deuxième cas, faudrait qu’elle ait des sous, et elle semblait pas crouler sous la monnaie. Non, vu son côté un peu trop “héroîque” qu’elle avait pu avoir par moment… Soit elle avait utilisé ses capacités sans permission, soit… Elle était allée trop loin dedans.

Mais du coup, pourquoi avoir des problèmes à Istanbul ? Si c’était juste une fugitive, elle pourrait aller dans d’autres pays… Ou peut-être que certains profitaient de cette situation pour la faire chanter ? Possible. J’en étais pas sûr et certaine, surtout qu’elle parlait de contrainte mais sans entrer dans les détails. J’étais toujours dans le flou en fait… Mais avant de poursuivre, elle me demanda une chose assez… Déconcertante.

Celle de ne pas m’en méler.

“Hey je-”

Je m’interrompis, laissant un blanc s’installer. Évidemment que j’avais envie de lui donner un coup de main, de la sortir des problèmes qu’elle pouvait avoir, même si je savais pas ce que c’était. Cependant… J’avais pas envie qu’elle se mêle des miens. Comme elle disait, elle aimait pas que je sois en danger, et c’était réciproque. Donc qu’elle se mette en danger pour les miens était pas trop acceptable, donc bon… J’étais dans une situation un peu piège où si j’voulais faire ce que je voulais, ce serait être une complète hypocrite, un paradoxe qui… Etait assez pénible à se prendre dans la gueule.

“Raaaah… Pas une position confortable ça… Mais fine… Qu’est-ce qui se passe alors ?”

Enfin, je disais ça, mais j’me connaissais tout de même. Après, j’tiendrais ma parole, mais si vraiment j’tombais sur un truc critique où mon intervention était obligatoire car sinon elle allait mourir… Bon, là ça serait une exception, mais on en était pas là. Mais était-ce aussi grave qu’elle le laissait sous entendre déjà ?