J’accueille le retour positif de Scarlet avec un sourire appréciatif, puis une petite moue, légèrement chagriné par son second commentaire. Elle n’avait pas l’air d’avoir posé un reproche, mais plutôt un conseil bienveillant, qui malgré tout me rappelait que jusqu’à peu de temps, je n’étais qu’un chasseur rang E, suite à un mauvais coup du sort. Ma statistique de force ne brillait pas encore avec ses maigres sept points, malgré l’expérience que je m’efforçais d’accumuler ... chose étant, c’est bien beau d’accumuler quand on ne sait pas l’attribuer. J’aurais mieux fait de passer plus de temps sur les jeux vidéo, à l’adolescence. La perspective d’évolution était tout de même alléchante et depuis mon éveil, ça devait être mon troisième ou quatrième donjon. Nul doute que lorsque j’aurais trouvé comment faire, je connaîtrais un gain de force considérable, semblable à un second éveil, même léger. Ce qui me fait penser que là aussi, je devrais être discret et dissimuler ma progression, pour ne pas attirer les soupçons. Un sermon de la rousse était suffisant et d’ores et déjà, ce fut comme si elle avait installé un petit démon sur mon épaule qui viendrait me crier dans les oreilles si je faisais d’autres bourdes. Misère.

« - Je n’ai pas vraiment réfléchi, je le reconnais ... désolé de t’avoir inquiété. »

Nous jouions la survie du groupe, effectivement. Seul, j’aurais peut-être pas pu terrasser ce monstre. A vrai dire, c’était même très peu probable. Nouvel enseignement du professeur Scarlet, ne pas chercher à surpasser mes limites dans ce genre de situation. Ça va être dur, avec ma fâcheuse tendance à réagir sous l’impulsion.

Sans plus de grand discours on se propose d’établir le camp à la sortie de l’arène. Arrivé sur place, j’observe le manche de mon arme amochée, heureusement qu’elle n’a pas coûté cher et n’offre aucune stat. C’était surtout pour terminer le donjon que cette histoire m’embêtait. Je m’assied spontanément à côté de Scarlet, c’était plus rassurant, d’une certaine manière, de se savoir en compagnie d’une “partenaire de misère”, si je puis dire. Je rebondis d’ailleurs à ses dires lorsqu’elle évoque le mensonge bricolé juste avant l’affrontement contre l’hydre.

« - Maîtrisait, j’ai bien l’impression qu’elle ne me sera plus d’une grande utilité, dans cet état-là ... »

Je laisse filer un soupire un peu dépité, avisant dès-à-présent qu’il faudra peut-être que j’aille taper au corps-à-corps. L’idée me botte pas des masses, ceci dit. Un guerrier du groupe approcha et tendit une dague dans ma direction.

« - C’est pas grand-chose, mais c’est tout ce que j’ai à te proposer. Ah et euh ... si tu pouvais éviter de la plier, ça m’arrangerais.
- J’y veillerais, merci bien. »

Et après une petite pause bien méritée, on avise tous ensemble le dernier escalier, terminant de contourner la montagne et nous donnant une vue imprenable sur le portail d’entrée, en contrebas. La dernière ligne droite était creusée directement dans le flan, des escaliers sculptés si raides que l’on penserait escalader les pyramides d’or d’El Dorado. Et on arriverait probablement au sommet avec un poumon en moins, tant l’ascension s’avérait coriace.

« - Tout le monde est prêt, les gars ? »

Approbation générale, on attaque le gros morceau de l’escalade. Ca nous prend bien quelques minutes, bien plus qu’il ne nous en faudrait pour redescendre, encore plus si on trébuche. Faudra faire attention sur le retour, en même temps que de revenir suffisamment tôt au portail pour pas être bloqué ici. La belle affaire. Sur la montée, j’interpelle Scarlet.

« - Tu disais tout à l’heure que tu ne pouvais pas encore utiliser de runes avec ta guitare, du coup, elle te sert comment ? C’est ... un genre d’arme contondante ? »

Je l’imaginais, un instant, frapper les ennemis comme les guitaristes frappent le sol avec leurs guitares à la fin d’un concert. Peut-être n’était-ce qu’un meme, un stéréotype, mais au vu de l’apparence robuste de l’instrument, je me doutais qu’il en faudrait plus pour la casser. Simple curiosité, du coup.

On arrive finalement face à la dernière arche en déposant nos sacs à butins à côté de l’antre du boss, plus grande que toutes les autres, découvrant d’ores et déjà au milieu de l’arène une silhouette humanoïde, grande de plusieurs mètres. Une peau bronzée, des muscles larges et puissants, torse nu et vêtu d’un pagne en peau de bête, ainsi que d’un heaume en acier, ne laissant qu’une visière à barreaux verticaux donnant sur les abysses d’une créature sans visage. Un poing fermé, levé au ciel, attisa l’ovation fougueuse qui lui parvenait des gradins pourtant vides. Dans son autre main, un glaive de bronze et d’or, dont le fil sifflait à chaque mouvement, comme s’il avait gagné le pouvoir de trancher l’intangible. Il a des apparences de gladiateur et pour cause, son nom s’afficha au-dessus de sa tête avec sa barre de vie, dans mon interface. “Champion du Panthéon”. Stats inconnues, mais on mise sur une grande force et une agilité certaine, en oubliant probablement la magie. Mais valait mieux être prudent.

« - Ok les gars, on se prépare. Tanks à l’avant, soigneurs en soutien derrière, mages et rôdeurs sur les flancs et les DPS, à l’arrière. »

Une nouvelle approbation générale, on entre dans l’arène et on prend position. Le boss entama sa phase d’attaque avec un rugissement bestial et les grilles se refermaient derrière nous. L’heure de l’ultime affrontement sonnait.

Naturellement, en tant qu’assassin, ou plutôt en tant que chasseur aux stats plus ou moins neutres, armé seulement d’une dague et d’une rune Coupe-Voix qui ne servirait à rien contre le boss – écartons l’invisibilité qui ne me servira pas beaucoup, je pense – je me place dans le dos du boss à grandes foulées, talonnant le reste de l’unité offensive. Je vis Scarlet joindre un des deux flancs comme commandé par notre leader et me concentra sur notre cible commune. Celle-ci ne se fit pas prier pour foncer directement vers nous, me faisant reconsidérer immédiatement l’utilité de mon invisibilité et dans le feu de l’action, je l’active malgré tout. Il ne fallait pas se faire d’illusions, comparé aux autres DPS, j’étais très certainement le plus fragile.

En ce même temps, un blizzard ralentit le boss, provoqué par Scarlet qui déchaine un riff épic sur sa guitare électrique, qui dans d’autres situations, aurait été absolument incroyable. N’avait-elle pas dit qu’elle ne pouvait pas utiliser de runes avec, cependant ? Ou bien était-ce plutôt pour le show ? Allez savoir. Bon. Disons au moins que son effet indirect aura été de galvaniser les troupes avec un peu de musique. Autant bardesse que magicienne, la rouquine. Deuxième effet, lui beaucoup plus direct, est qu’en plus de le ralentir, ça semble le foutre en rogne et il change de suite de cible. J’en profite pour m’approcher au plus rapidement, dague en main comme un poignard aiguisé, rompt l’effet de la rune pour profiter directement de son effet secondaire, c’est un dire un coup brûlant qui infligera quelques dégâts sur la durée. Et à voir sa réaction, il ne me laisse même pas l’occasion de le toucher, ainsi de même que l’assaut des rôdeurs qui prirent double ration de leur propre médecine.

Il allait être compliqué à coucher, ce colosse. Mais l’avantage, c’est que Scarlet et le tank récupèrent l’attention du boss et cette fois-ci, me laissent une véritable fenêtre d’opportunité pour loger ma lame rouge entre les omoplates du gladiateur, après un grand bond pour atteindre sa hauteur. Perché sur son dos courbé, je vois de grandes mains lâcher le glaive pour tenter de m’attraper. La dague toujours plantée me fournit un appui qui me permet de distraire le colosse pendant que le reste de l’équipe le bombarde – grand merci à eux, en ciblant les jambes. Autrement, j’aurais pris le même tarif que lui, avec une jauge de PV bien moins conséquente.

Dans un élan de rage, ma monture improvisée se cambre brusquement, me faisant perdre l’équilibre et le démon guerrier, bien au fait de ma vulnérabilité dans les airs, se tourne prestement pour m’attraper par la jambe et me projeter contre un mur à plusieurs dizaines de mètres. Je plane, ricoche au sol, mon dos heurte la paroi en pierre avec violence et je suis heureux que cette chose ait été débuff, en plus d’avoir été affaiblie par nos assauts, parce qu’autrement, je parie que je n’aurais pas ressemblé à grand-chose, sinon éventuellement un clafoutis renversé.

« - Le borgne ! Ça va ?!
- Ouais, ouais, juste un p’tit mal de dos ... »

Je consulte discrètement ma jauge de point de vie et ... ouais, c’est moche. J’ai pris quarante points de dégâts rien qu’avec ça, quasiment la moitié de ma vie. Je n’ai pas à attendre longtemps avant de ressentir une vague de soin me gagner et cette jauge, remonter. En quelques secondes à peine, j’ai juste l’impression d’avoir des sales courbatures, sinon, tout roule. Ou presque. La dague qu’on m’a prêté est toujours fichée dans le dos de l’ennemi. Je me redresse en prenant une moitié de seconde pour étirer ma colonne vertébrale et après m’être assuré d’être en un seul morceau ... je repars à l’assaut. Invisibilité pour m’approcher, dès que son attention est dirigée ailleurs, je saute sur son dos et une fois les mains posées sur le manche de mon arme, je réactive l’affinité élémentaire et tranche vers le bas pour lui faire une large incision qui s’embrasera.

Au terme d’efforts multipliés, de quelques coups mal gérés par le tank qui viennent décoiffer un rôdeur et assommer un mage, on vient quasiment à bout de la créature qui peine encore à tenir debout. Un ultime coup de hache du tank lui prendra la vie.

« - Bien joué les gars, bon boulot ! Comment va tout le monde ?
- On a deux trois blessés, un gars dans les vapes, mais aucun mort.
- Excellent. Le donjon va pas tarder à se refermer. On prend ce qu’on peux sur le boss, notre butin à la sortie et on trace jusqu’à l’entrée.
- Un instant. »

J’interpelle le leader qui me lance d’abord un regard curieux, puis satisfait lorsqu’il voit la masse bleutée que je lui désigne.

« - Il semblerait que le portail se soit déplacé. Il ressemble à celui de l’entrée.
- Une excellente nouvelle, on aura pas à dégringoler la montagne pour sortir dans les temps. Ok, changement de plan, on rapatrie le butin et on se tire après avoir dépouillé le boss. Action ! »

Et nous nous exécutions, moi-même préférant aider au transport des sacs contenant les butins et quelques minerais, plutôt que de pratiquer l’autopsie d’une créature si grossièrement humanoïde.

Nous plions enfin bagage. Avec mes sacs sur les épaules, je traverse le portail avec le groupe et la lumière du jour nous accueille. Premier réflexe, c’est essayer de trouver le garde à l’entrée, du regard. Il est loin, ne nous a pas encore remarqué. Tant mieux. On dispose tous un peu nos affaires sur le sol et on forme un cercle autour pour faire le tri. Avec une répartition plus ou moins égale du butin, chacun recompte ce qu’il pourrait en tirer et viennent finalement des discussions plus légères. Ce fut également à cet instant que Scarlet m’interpella, fut coupée par un membre du groupe, riposta et me tira un air pour le moins surpris, comme si j’avais été relégué de “partenaire de chasse” à “bout de viande”. Finalement, je ne me concentrais que sur son invitation à aller boire avec elle, nous avions à discuter, effectivement.

« - Avec plaisir, oui. As-tu une idée d’où aller ?
- Oh un café, ça fera l’affaire.~
- Dans ce cas je te suis. Messieurs dames, ce fut un honneur de participer à cette aventure avec vous.
- Oui, au revoir et bonne fin de journée ! ~ »

Et sans plus tarder, nous reprenions notre route. Je veillais par la même occasion à éviter le regard du garde, afin qu’il n’éveil aucun drame inutile. Je ne saurais lui tenir rigueur s’il m’en voulait de l’avoir roulé plus tôt. Après tout, il ne connaissait pas mes motifs, ni l’étendue des moyens que j’aurais pu déployer pour le dépasser.

« - Je suppose qu’on a un paquet de choses à discuter, du coup … Je te laisse me poser des questions, j’arriverais certainement mieux à t’en parler ainsi.
- Mmmmmh, eh bien déjà, depuis combien de temps tu es Joueur ?
- Ça doit faire quelques mois, déjà. Je ne saurais trop te dire pour sûr, je n’ai pas vraiment … cherché à me remémorer cet incident. Et toi ? Tu t’en rappelles ?
- Quelques semaines à peine… C’est un peu compliqué à oublier pour être franche…
- N’est-ce pas … Je … Je suppose que toi aussi, tu vois ces fenêtres, ton “inventaire” et ce genre de choses ?
- Ouais, même si je suis toujours Niveau 1. J’accumule, j’accumule, sans plus.
- Tu accumules ? Tu veux dire, l’expérience ? Je n’ai pas encore pleinement saisi ce fonctionnement … On dirait les mécaniques d’un vieux RPG. Et ça n’a jamais vraiment été mon fort, les jeux-vidéos.
- De même, j’ai l’avantage d’avoir une voisine plutôt calée sur le sujet. Ça aide.
- C’est une joueuse, elle aussi ?
- Non mais c’est ma meilleure amie et… j’avais besoin d’en parler. »

Réaction naturelle, je suppose. Pour ma part, ça n’a pas été le cas, ou du moins, pas totalement. Car même si le sujet restait peu évoqué, pour le moment, j’avais au moins conscience de ne pas être le seul joueur, dès le début. Aaron et Iris avaient subis le même sort. Par ma faute.

« - A ce propos … Ta réaction tout à l’heure, lorsque j’ai fait apparaître mon arme. C’était seulement par précaution ? Nous sortons du lot et à vrai dire, je pensais être ... je jauge le prochain mensonge, avec une pensée pour mes cadets que je veux préserver, ... seul dans cette situation. Penses-tu que l’on se doive d’être prudent à l’extrême ? Peut-être que l’institution, la guilde des chasseurs, quelqu’un, sait quelque chose à propos de notre condition …
- Je ne sais pas… je sais juste que les gens ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas… Et que ça finit souvent comme des grenouilles ouvertes en deux ces histoires…
- Hm … tu n’as peut-être pas tort à ce propos … »

Nous n’étions jamais trop prudents. Et même si Viktor, mon père, travaille avec eux, ses intentions seules ne peuvent définir celles, ni refléter les décisions d’un conseil plus éminent. Il n’est “que” administrateur là-bas. A un bon poste, certes, mais pas le meilleur. Nous arrivions alors devant la façade d’un café plutôt sobre, dans un coin tranquille de la ville. Je laisse Scarlet nous guider.

« - Hum, allons nous installer, j’aimerais me désaltérer un peu. ~
- Avec plaisir, oui. Oh hum. Je peux payer mon verre à ce propos, même t’inviter. J’aimerais au moins rembourser ma dette après mes maladresses, pendant le donjon.
- Mmmmmh ? Ne me dis pas que tu espères que je morde vraiment dedans. ~
- Qu-quoi ? Non, je n’oserais pas ! Je-je veux dire, ce n’est pas mon intention première, du tout ! Enfin pas que vous ne soyez pas à mon goût, mais euh … enfin … je me confond tant en pensées qu’en justifications … ce n’est pas l’idée !
- Huhu, je plaisante ne t’inquiète pas. J’aime bien taquiner, voilà tout. ~
- Je ne me figurais pas accepter l’invitation d’une personne aussi mesquine …
- Je ne suis pas mesquine, juste joueuse. Dans les deux sens du terme. ~ »

Elle me tire un soupire, un sourire, le soufflet d’angoisse venait de retomber avec un trait humoristique.

- Je dois au moins t’accorder une certaine audace, à savoir faire de l’humour dans ce genre de situation. Quand j’y pense, j’ai du mal à ne pas me ronger les sangs.
- J’essaye de passer à autre chose et j’ai découvert que l’humour est un excellent remède. Mais je faisais des crises d’angoisse au début rien qu’à y repenser…
- Je veux bien te croire, oui … Tu … arriverais à m’expliquer un peu comment ça s’est passé ? Le passage à ce nouvel état … ? Enfin, si tu n’y vois aucune objection. Je ne veux pas rouvrir une cicatrice qui peinait déjà à se refermer. »

Nous avions pris place dans un endroit reculé du café, à l’abri des oreilles indiscrètes.

« -Non non, ça ira… En gros… Pendant mon premier donjon, mon groupe m’a envoyé en test dans un couloir piégé. Je me suis retrouvée enfermée dedans et… Bon je t’épargne les détails mais je suis passée à ça de mourir. Elle marque une pause. J’ai vu une fenêtre qui me demandait si je voulais devenir Joueuse et… je me suis réveillée dans la rue.
- Quelle horreur … pour ton premier donjon, en plus. Ce dut être une expérience déplorable, je ne sais trop quoi te dire … Je me pose tant de questions, à présent. Nos histoires sont similaires en certains points, je me demande s’il n’y a pas des liens que l’on pourrait déduire ainsi …
- Et toi ? Tu te sens d’en parler ? Histoire de comparer ?
- Hum, oui, bien sûr. Ce n’était pas mon premier donjon, loin de là … Ça doit bien faire sept ans que je suis chasseur. Seulement, un donjon, celui-ci, a mal tourné. Il y avait un passage qui différait en tout du reste du décors, on a décidé de l’explorer, mon groupe et moi. Seulement, c’était un guet-apens, on s’est fait massacrer un par un … quand est venu mon tour, j’avais déjà une flèche dans l’œil et un pied dans la tombe. Puis cette fenêtre est apparue, je n’ai pas longtemps hésité avant d’accepter et pareillement, je me suis retrouvé à l’extérieur du donjon, sur un chemin de campagne. On était loin de la grande ville.
- C’est… vrai que ça se ressemble… Tu es Rang E toi aussi, c’est bien ça ?
- Effectivement. Je n’étais clairement pas le haut du panier, ni la crème de la crème. Toi aussi, du coup ?
- Ouais, je débute à peine. En tout cas, on peut déjà déduire que le passage à Joueur arrive quand un Rang E frôle la mort, c’est déjà ça… Mais c’est étrange… Il devrait y en avoir bien plus…
- Ça me semble plutôt juste, jusque-là … mon œil a cicatrisé à grande vitesse, également, malgré la taille de la flèche. Je n’avais jamais vu quiconque récupérer la vue aussi vite … ni après avoir quasiment perdu l’œil, d’ailleurs. Concernant notre nombre … Peut-être y a-t-il un genre de sélection ? Des critères qui nous ont permis de survivre, d’être “choisis” … bien que ce terme m’horripile, c’est même une injustice bien cruelle…
- ...Mhm… J’imagine que tu n’en as pas croisé d’autre de ton côté ? »

De nouveau, je me serais pincer les lèvres avant de mentir. Mais je garde un air assuré. Mes cadets n’avaient rien à voir avec cette histoire. Enfin. Peut-être que si, mais que voulez-vous. Je préfère ne pas faire sens dans ma propre tête que de mettre en danger mes proches. Je manque d’impartialité lorsque ça les concernes. Pendant ce temps-là, le serveur arrivait. Je répond à sa question avant de commander.

« - Pas à ma connaissance, non … toi non plus ?
- Une limonade avec des glaçons s’il vous plaît… Moi non plus non, tu es le premier que je croise.
- La même chose, s’il vous plaît … soyons optimistes, c’est au moins un début. Puis … j'imagine que nous ne sommes pas seuls, au moins. Je veux dire, je m’imagine mal être un des deux seuls joueurs au monde … ça me semble … irrationnel.
- La simple existence de la fonction “Groupe” dont je me sers me fait penser qu’il y en a d’autres mais c’est aussi possible que ce soit très récent comme truc.
- Avec mon indélicatesse, je me doute que le phénomène se serait répandu si cette notion de “joueurs” devait être connue. Une maladresse, ou une personne trop bavarde et ça aurait certainement fait la une des journaux … à moins que l’on ne suive ta théorie et que l’on soit directement escortés pour passer sur le billard.
- Brrr ça m’angoisse rien que d’y penser… En tout cas s’il y en a d’autres, ils savent bien se planquer. J’essaye généralement d’obtenir nom et prénom pour les entrer dans mon interface, j’imagine qu’il n’y a pas plus discret pour détecter qui en est un ou non.
- Dans le cas où tu rencontres un joueur, ça lui enverrait une invitation, comme pendant le donjon … ? Que se passe-t-il avec les “non-joueurs” ? Ont-ils une notification aussi ? Quoique, sans interface …
- Je sais juste que quand c’est un Chasseur normal, il y a marqué “Ce Joueur n’existe pas” et rien n’est envoyé. Sinon, oui, c’est à peu près comme ce qu’on a eu pendant le donjon visiblement. Je me demande s’il y a une limite de distance cela dit…
- Bonne question … »

J’ouvre discrètement mon interface après avoir vérifié que nous étions laissés en pleine intimité. Lorsque je retrouve l’onglet du groupe formé avec Scarlet, je consulte les possibilités qui s’offrent à moi.

« - Je vois une option pour quitter le groupe, peut-être devrions-nous conduire quelques tests ? Tiens, à ce propos, je ne voyais pas ton interface, tout à l’heure … je suppose que tu ne vois pas la mienne non plus ?
- Non en effet je ne la vois pas. Mais oui vas-y, quitte le groupe, je tenterai de t’envoyer une invitation ce soir quand je serai chez moi. »

Deux grands verres au contenu pétillant sont déposés face à nous, j’en prends d’ores et déjà une grande gorgée pour me désaltérer.

« - Je vais le quitter, oui. Je me demande quel est le but de cette fonction, cependant … On devrait peut-être échanger nos numéros, à ce propos. Pour en discuter plus amplement. »

Je laisse couler une seconde, avant de compléter ma proposition.

« - En tout bien tout honneur, bien évidemment. Je ne cherche toujours pas à me faire … croquer ? Mordre, oui, voilà.
- Oh oui vas-y continue, j’aime te voir t’enfoncer. ~ »


Je lève les yeux au ciel avec un sourire faussement exaspéré. Elle pendant ce temps, sort un bout de papier sur lequel elle marque son numéro de téléphone avant de me le tendre.

« - Voiiiilà.
- Je t’envoies un message dans la soirée, quand je serais rentré. J’essaierais de t’envoyer une demande et te tiendrais au courant du résultat. J’ai l’impression qu’on a répondu à plusieurs questions, mais que le double subsiste …
- Ca me va ! Je te tiendrai au jus si je croise d’autres Joueurs.
- Ça me va également. »

Je reprend une gorgée de ma boisson et manque de la recracher l’instant d’après, les yeux écarquillés. J’ai toujours un avion à prendre, moi ! Ce détail m’avait totalement échappé, avec toute cette agitation. J’attrape mon téléphone et constate le temps qu’il me reste avant d’être en retard. Il était hors de question qu’Iris rentre seule ! Qu’allait-elle faire dans l’avion ? Et si elle avait des ennuis ? Hors de question.

« - Bon sang, j’oubliais l’heure. L’aéroport est loin d’ici ? Je dois repartir au Japon dans quelques heures à peine.
- Mh ? Tu passes par l’avion ? J’ai toujours trouvé les téléporteurs plus pratiques mais bon… JFK est pas loin : vingt minutes en voiture je pense.
- J’ai une mère assez vieux jeu et c’est elle qui s’est occupée du trajet … Je ne vais pas tarder. Me permets-tu de t’inviter, ou suis-je en train de risquer une autre taquinerie ?
- Allons allons, ce n’est plus drôle si ça devient prévisible ! ~ Mais ne t’en fais pas pour moi, je gagne assez bien ma vie pour pouvoir me payer une limonade.
- Je te le souhaite, tout du moins. Même si à notre échelle, le métier de chasseur n’est pas encore très lucratif …

J’interpelle alors le serveur qui s’affairait non-loin.

« - Excusez-moi, serait-il possible d’avoir la note, s’il vous plaît ?
- Oui c’est pour ça que j’ai un travail à côté, ça aide.
- Un travail ? Tu es guitariste ? Ou chanteuse, peut-être ? »

La note arriva sans plus tarder, j’en règle la moitié.

« - Non, c’est plutôt mon passe-temps ça, même si j’étais musicienne il y a quelques années. Je suis surveillante dans une école primaire maintenant.
- Au moins, tu ne dois pas perdre de tes gammes vocales, avec ce genre de métier … »

Je fini mon verre, rassemble mes effets personnels et déclare finalement.

« - Scarlet, ce fut un plaisir de faire ta rencontre. Enfin … il y a toujours de meilleures circonstances, mais savoir d’autres personnes comme soi a quelque chose de rassurant … je trouve.
- Oui je suis d’accord… Allez, je ne te retiens pas plus longtemps. Fais bon voyage !
- Je te remercie. Nous restons en contact. Sur ce, bonne journée et … encore merci, pour la boucle d’oreille. Tu m’as sauvé la mise.
- Pas de problème mon grand ! Bonne journée à toi aussi ! »

Et sur ces mots, je quittais l’endroit à la hâte, en lui adressant un dernier hochement de tête satisfait. Nous avions bien conversé et si elle me semble relativement impulsive, elle ne m’en a pas laissé une moins bonne impression pour l’instant. Ce soir, lorsque je rentrerais, je lui enverrais un message. Celui assurant mon bon retour au pays, mais aussi l’échec que ce fut, lorsque je tentais de l’inviter au travers de mon interface. Le mystère s’était de nouveau couvert d’un voile opaque, qu’il nous faudrait percer. Un jour ou l’autre.