Notre séjour à New York touchait à sa fin. Iris et moi avions créché à l’hôtel pour notre dernier jour, après avoir essuyé les affres d’une sortie impromptue dans un donjon pour le moins “chaud”, au sens premier du terme. Un portail qui s’ouvre sur les rails du métro longeant Central Park, une sœur trop impulsive et une excursion plus tard, bref. Les petites joies du monde des Chasseurs. Iris rendit donc visite à Amanda Weiss, conformément à notre programme initial et pendant ce temps, pour ma part, j’avais quartier libre. Je comptais donc en profiter pour faire un peu de sport dans ma chambre individuelle, au dix-huitième étage d’un grand complexe hôtelier. Je m’assied en tailleur, face à la grande fenêtre de la pièce. Le panorama de la ville ferait un décor des plus grandiose pour me permettre d’accueillir le défi quotidien qui devrait apparaître à tout instant. En parlant du loup, le voilà.




Tiens, c’est drôle, ils changeaient la narration pour ne pas répéter 32 fois par mois “Faites des pompes et des abdos” ... Ah non.
C’était pas du tout ça en fait. Le temps imparti, d’autant plus, m’inquiétait. Non pas que je doute de ma capacité à trouver une aiguille dans une botte de foin en huit heures, loin de làààà. Plutôt que c’était aussi l’heure à laquelle décollerait mon avion pour retourner à Tokyo. Petit coup de pression, je saute sur mes appuis, enfile le premier haut qui me tombe sous la main, donc un teeshirt noir uni, couplé à un pantalon de jogging gris et une paire de baskets noires. Je réajuste mon cache-œil et en pivotant sur mes appuis, je tourne le regard vers un point fixe de la ville. Une vague de frissons me saisit. Je n’y porte ma pleine attention qu’à la seconde fois où ça me prend, tenant le pressentiment que ce n’était pas totalement anodin. J’affiche la fenêtre, j’ai déjà perdu trois minutes. J’envoie un message pour dire à Iris que je quitte l’hôtel, oublie de reprendre le téléphone en cherchant la carte d’accès qui me permettrait de revenir et quitte la pièce en laissant le reste de mes affaires en bordel. Le temps de quitter le bâtiment, j’ai perdu trois minutes de plus.

Je me réfère aux frissons pour m’aiguiller, n’ayant aucune autre piste sinon les signaux sonores qui se faisaient attendre. Aussi longtemps que je fixais du regard cette même direction, la sensation dévalait tout mon système nerveux en continue. Aucune idée du seuil de distance auquel les annonces s’enclencheraient, ni de leur régularité, alors j’improvise mon footing sans trop m’épuiser pour traverser un bout de la ville.

Après une quinzaine de minutes à déambuler, esquiver les gens sur le trottoir, tomber dans des culs-de-sac pour faire demi-tour ou frôler l’illégalité en traversant des obstacles de ma taille, j’entends enfin un premier carillon, assez léger, supposant qu’il s’agissait-là de mon tout premier signal. Un tour sur moi-même pour déceler une autre source potentielle me confirme que :
1. J’avais l’air d’un idiot. Ou d’un touriste. Ou d’un touriste idiot. Ce que j’étais en partie. Touriste, hein.
2. J’approche du but.
Je perd pas le nord, ou en l’occurrence, le nord-est, là d’où me proviennent les sensations oniriques. J’avoue avoir l’impression d’être un moteur, ou un ... “masseur d’épaule”, à sentir constamment ces vibrations. Ce qui n’est pas forcément agréable, finalement. J’avise donc de courir sans regarder devant moi pour m’éviter ce désagrément. Ce qui me fait encore plus passer pour un “touriste”. Après avoir manqué de renverser une petite vieille, je fini par prendre sur moi en redoublant d’effort. Second carillon, plus fort, plus aiguë que le précédent. On approche du but.

J’arrive à proximité de ma destination avec un peu plus de sept heures restantes au compteur. Les carillons se sont succédés avec tant d’intensité que j’ai l’impression qu’au moindre cri d’enfant, ma tête éclaterait comme une baudruche gonflée à bloc. Enfin, l’ultime sonnerie retentit lorsque j’aperçois une femme, de dos, à l’autre bout de la rue. Rousse, une silhouette svelte et une démarche assurée, à première vue – à une cinquantaine de mètres de distance, c’est compliqué d’en savoir plus, finalement. On se dirige dans la même direction. Ayant encore tout le temps du monde, ou presque, j’opère une expérience simple pour définir mon objectif. C’est-à-dire que je la fixe tantôt elle, tantôt une personne qu’elle croise sur le trottoir. Lorsque mon regard se pose sur quelqu’un d’autre, la sensation de frisson s’arrête net. Sans l’ombre d’un doute, c’est donc elle, ma cible. Je la suis à une distance correcte, veillant à observer également mes alentours pour ne pas bousculer quelqu’un, opérant les changements de trajectoires en fonction des siens sur quelques minutes, jusqu’à ce qu’elle ne disparaisse au détour d’une ruelle complètement déserte, là où elle rencontrerait vraisemblablement une impasse. J’attends donc ici, à distance raisonnable, une minute, deux minutes, trois minutes, qu’elle revienne pour improviser la suite de mon plan. C’est-à-dire, définir si elle porte un bijou qui ressemble à celui de ma description et sinon, l’interpeller pour en apprendre plus, éventuellement. Mais il était hors de question de brûler les étapes.

Je m’impatiente à la quatrième minute et décide de prendre les devants, quitte à tomber nez à nez avec elle et en venir aux faits. Quoi, nous parlions de ne pas brûler les étapes ? Non, je me rappelle pas. Ainsi donc, je tourne là où je l’ai vu disparaître et l’entrée balisée ne trompe pas. Le portail béant non plus, accessoirement. Elle est entrée dans un donjon à l’instant. Un type de garde intercepte mon regard confus et s’exclame.

« - T’es en retard mec, les autres sont déjà partis. T’as loupé ton coche.
- Qu- Je ... Ah, je vais les rattraper de ce pas !
- Nan.
- Comment ça, “nan” ? »
- Nan, quand je garde le portail, personne n’entre. »

Je peste en silence. Que faire, attendre le retour de cette femme ? Et si elle ne revenait pas ? Il faudrait entrer dans ce donjon, quoi qu’il arrive, pour récupérer l’objet sur sa dépouille et ... ok, non, c’était glauque comme image. Plutôt, arriver avant qu’il ne soit trop tard, lui subtiliser l’objet et ... non plus, je ne suis pas un voleur, sérieusement ! Bon. Entrer, la rencontrer, lui proposer un verre, puis ... mais est-ce que je songerais presque à romancer cette femme purement par intérêt ?! C’est l’impasse, comme celle dans laquelle on se trouve, sauf que je préfèrerais assurer mon retour sans encombre plutôt que de laisser Iris prendre l’avion seule. Mais ça ne m’avance pas plus sur la situation immédiate, à dire, dépasser le chasseur qui fait le guet. Soudain, un éclair de génie me traversa.

« - Oh, regarde là-bas, de l’équipement rang B qui coûte pas un bras !
- De quoi ? Où ça ?! »

Je profite de la confusion pour taper une petite pointe en direction du portail et plonger dedans tête baissée. Mission accomplie, je passe sans problème.

Le décor change du tout au tout. Je suis au pied d’un grand escalier de marbre, face à une montagne dans laquelle s’inscrit des reliefs typés de l’air gréco-romaine. Colonnes sculptées, panthéons émergeant de la crête irrégulière, d’ici, un dédale – comme l’inventeur grec, d’ailleurs – de corridors souterrains et en plein air. Bref, l’endroit à une apparence de labyrinthe, renforcée par la présence de chaînes immenses que l’on croirait là pour détenir Minos en son centre. A vue d’œil, il me faudrait une dizaine de minutes pour gravir les escaliers qui mènent au premier nivelé de granite. Je m’étonne donc de ne pas voir le groupe de ma cible à mi-chemin. Ceci, avant de me rappeler de la manière dont s’écoule le temps, d’un monde à l’autre. Une heure dans le monde réel en faisait 24 ici. Ma cible avait environ cinq minutes d’avance sur moi, ce qui veut dire qu’en réalité ... elle serait là depuis deux heures ?! Je troque la marche rapide pour le sprint, trois marches par trois, il n’y a plus une minute à perdre !

Trois, six. Neuf, douze.

Je pourrais les compter ainsi toute mon ascension durant, mais les escaliers semblaient avoir la fâcheuse tendance à se multiplier et s’étirer tant en longueur qu’en hauteur. Ce n’était là qu’un effet de perspective, causé par l’effort, le stress, éventuellement. Deux heures de retard. C’est énorme, pour ne pas dire trop. Que peut-on bien faire en deux heures ? A peu près tout, à notre époque. On peux faire à manger pour une famille et dresser la table, on peux faire les courses pour la semaine en prenant son temps, on peux repousser plusieurs vagues de monstres et taper un court roupillon ensuite. On peux aussi attendre au détour d’une ruelle qu’une demoiselle s’y pointe, alors qu’on pensait n’avoir à attendre que “5 minutes”. Misère.

Je gravis aussi vite que mes jambes le permettent, grogne et ronchonne comme un chat peu matinal à qui on force de faire de l’exercice pour perdre sa bedaine poilue. Deux heures, Edel. Deux heures. J’arrive au premier palier, un couloir qui mène à un grand portail, ainsi qu’à un genre d’arène. En son sein, une multitude de cadavres jonchent le sol. Tigres, faunes et centaure. A en constater l’étendue des dégâts, je suppose que c’est l’expédition que je poursuis qui est à l’origine de scène. Ils n’ont pas l’air de s’en être trop mal sortis, ce qui est, pour le moins, rassurant. Mais je ne diverge pas de mon objectif. Lorsque je franchis les grilles, une notification sonore retentit, m’indiquant que j’approche de nouveau de mon objectif, c’est-à-dire cette femme rousse de tout à l’heure. Ou plutôt, le bijou qu’elle a hypothétiquement en sa possession. Parfait. Je poursuis ma route.

... Jusqu’à ce qu’un tintement métallique n’attire mon attention sur mon flanc droit. Un genre de gobelin, solitaire, s’affaire à dépouiller les cadavres, portant plus d’armes qu’il ne peut tenir en équilibre dans ses bras. Son regard fixé sur moi, il s’est raidit, nos regards s’affrontent et sans un mot, je fais apparaître ma lance pour anticiper un assaut. Cette initiative aura le don d’agacer la créature qui lâchera son butin, à l’exception d’un couteau rustique qu’il armera en avant pour se ruer dans ma direction. Avec ses gestes patauds et mal équilibrés, je n’ai grand mal à esquiver son coup, me remettre en garde dans la foulée. Lui, ne démord pas, charge de nouveau, même résultat. Il s’agace d’autant plus. Cette fois-ci, il balaye, fouette l’air avec des grands moulinets anarchiques, visant à trancher à peu près n’importe quoi qui se dresserait sur sa route. Bien moins prévisible cette fois-ci, j’envisage la riposte et profite de mon allonge naturelle pour l’attaquer de loin avant qu’il ne puisse m’atteindre. La lance se plante, mais ne transperce pas la première fois. Il faudra jouer sur les  blessures de plus en plus conséquentes pour abattre même un ennemi aussi médiocre. Il n’y a pas à dire, mon pauvre niveau fait pitié à voir.

Après avoir perdu ces précieuses minutes à affronter un rescapé du massacre, je reporte mon attention sur la seconde grille à traverser pour rattraper l’étrange rousse. Au pas de course, encore une fois, j’y retourne.

A la sortie du colisée, un alignement de pierres vagabondes ceignant les restes d’un feu de camp attira mon attention. Le groupe avait du faire escale ici avant de repartir. Depuis combien de temps ? Je serais incapable de le dire. Voyez ces experts dans les séries américaines, ou dans les western, qui en touchant les charbons d’un feu éteint peuvent donner l’heure de départ des occupants, la direction qu’ils ont emprunté et leur chanteur de pop préféré ? Et bien, c’est totalement hors de ma portée. En approchant précautionneusement ma main des braises mortes, je pu sentir un maigre soupir de chaleur, comme le dernier que l’on rendrait au moment de mourir. Il indiquait que le feu avait été éteint entre il y a 10 minutes et deux heures. Ce qui ne m’avance pas des masses, avec une fourchette aussi large. Le petit tas de marc de café, en revanche, lui m’indiquait qu’ils avaient dû passer plus de cinq minutes sur place, pour entreprendre la concoction de boissons réconfortantes. Du sang sur une des pierres, lui, donnait un indice sur les dommages engendrés par la rencontre des chasseurs avec les monstres. Vu la quantité, cependant, ça n’avait l’air trop grave.

Je reprend donc la route sans plus attendre, entamant l’ascension d’autres escaliers encore, longeant le flanc de la montagne. Plus loin, les piliers du prochain couloir se dressent fièrement, l’ouvrage gagne en soin, précisant la progression de mon expédition solitaire. Les monstres que l’on verrait risqueraient de gagner en force, supposément. Aussi n’avais-je pas le temps de me laisser aller aux rêveries, car chaque instant qui passe sera plusieurs foulées de plus pour rattraper mon objectif.

La route semble plus étroite, pas assez pour me donner le vertige, mais suffisamment pour me rapprocher du mur de pierre, me laissant l’escalader en le longeant d’une main précautionneuse. Un défilé de pavés en dénivelés, dont l’orfèvrerie des ornements se détaillait progressivement, donnant cette impression onirique au donjon, d’avoir fait voyager au travers des âges. Une cinquantaine de marches plus tard, je me retrouvais face au prochain plateau, dont l’entrée était cette fois-ci de bien plus modeste taille. Un ennemi de gabarit humain environ, mais de plus grande puissance que ceux croisés plus tôt ? Il y avait fort à parier que ce soit une créature avec un don suffisamment handicapant pour son adversaire, car les colisées semblaient adaptés pour contenir l’entièreté d’une expédition. L’architecture avait été pensée pour offrir des combats plus ou moins équilibrés.

Ma théorie s’arrêta là. N’ayant assez d’une seule tête pour l’étayer plus précisément et n’ayant, de toute manière, pas le loisir de plus m’y pencher avant de croiser sa dépouille étendue au sol. Et si sa longue queue reptilienne aurait fait penser à n’importe quel genre de naga, son buste féminin et sa chevelure grouillante de vipères ne trompait pas. Ça et son regard aussi. Car la gorgone avait été abattue, mais personne n’eut penser à lui clore les yeux. Une paire de pupilles grises aux reflets verdâtres, qui rencontra mon unique œil découvert et paralysa tout mon côté gauche. Moi qui n’avais jamais expérimenté d’AVC, je n’étais franchement, mais alors carrément pas fan de la sensation. Je tombe sur le côté, me heurte au sol avec la raideur d’un bout de bois, tâte de la dextre mon côté gauche qui à mon grand soulagement, ne s’est pas changé en pierre, mais s’est juste raidit à l’extrême. Comme une tétanie musculaire.

Je peste silencieusement, rendu à demi immobile par cette erreur grossière, en étant mieux préparé, j’aurais pu l’anticiper et m’éviter une erreur aussi benête. Mais me voici ici, étendu au milieu de l’arène, à demi rigide, sans vouloir tourner à la vanne grivoise.

Plutôt que de rester-là pendant ... et bien, autant de temps qu’il faudra à la pétrification pour s’estomper, j’avance tant bien que mal vers le cadavre de mon agresseur déjà décédé, tire un des drapés qui vêt son buste et couvre son visage avec, manière d’éviter un autre accident malencontreux du genre. J’en profite ensuite pour ramper tant bien que mal en direction de la sortie de l’arène, au prix d’efforts bien plus grands que je n’aurais pu l’imaginer, venant même jusqu’à prendre une pause à mi-chemin. Ramper que d’un côté au travers d’une arène sera de loin la chose la plus éprouvante que j’aurais fait de la journée. Traquer une inconnue au travers de tout New-York aura été plus agréable et je ne nourris aucune déviance qui justifierait ce genre de comportement en temps normal, c’est pour dire.

Une fois arrêté contre un des remparts, non loin de la sortie, je m’attèle ensuite à la seule chose que je peux faire d’une main, à dire masser les parties engourdies de mon corps, priant pour que ça ait le moindre effet sur ma condition. Et je ne sais pas si c’est vraiment efficace, ou si c’est un tour de mon cerveau, un “effet placébo”, mais au bout de quinze minutes, mon bras gauche regagne légèrement en souplesse, allant même jusqu’à n’avoir que des fourmis dans les muscles. Une sensation fort désagréable, à ce degré-là d’intensité, mais également rassurante car je retrouve mes sensations progressivement. Ensuite, vient la ceinture abdominale, le postérieur (imaginez un infirme se masser l’arrière-train pendant cinq minutes en poussant de petits geignements ... non, c’est pas très glamour), les jambes et enfin, le côté gauche du visage. Bref. Autant d’efforts qu’il fallut déployer pour être plus vite remis sur pieds, après une poignée de minutes supplémentaires que je m’accorde pour finir de retrouver ma pleine motricité.

De nouveau frais et opérationnel, je reprend la marche sans gros accrocs, dépassant pour la seconde fois les restes d’un campement, à l’exception que cette fois-ci, les braises émanaient bien plus de chaleur, ce qui me laissa supposer que le départ était encore plus ou moins récent. Du progrès, enfin. Mais l’heure n’était pas aux célébrations, la prochaine arène attendait, supposément la dernière avant d’attaquer le palais central, cœur du donjon. Le dernier acte qui serait joué ici, également ma destination, car si par malheur, l’escouade que je poursuis termine le donjon diligemment et emprunte un chemin plus court qu'à l'aller pour le quitter, je risquerais de m’y retrouver coincé. Donc pour la énième fois aujourd’hui, je presse le pas, escalade les nouveaux escaliers, parcourant la crête montagneuse en empruntant ses architectures finement ouvragées. Je ne suis plus très loin, je le sens. Encore un petit effort. Un tout petit effort et j’y serais. Au diable, ce défi quotidien.

A ce stade-là, j’estimais ne plus avoir besoin de travailler le bas du corps à la salle de sport, pendant au moins une bonne semaine ou deux. Un conseil beauté pour un fessier d’enfer et des cuisses tracées ? Deux heures de marche avec des passages par escalier. Même en étant du genre agile, sportif, l’ascension fut longue et éprouvante, à tel point que plutôt que d’observer mon objectif, j’observais le bout de mes pieds, les marches suivantes, périodiquement, combien de marche il me restait à gravir. Après tout, nous étions à flanc de montagne, la côte est d’autant plus raide ici, l’espacement de chaque arène n’aidait point à ménager mon endurance.

Mais pour rien au monde je ne ferais de halte. L’angoisse de me retrouver enfermé ici au moment de la fermeture du portail était plus prenante que les crampes s’installant dans mes quadriceps et mollets. Ce fut par ce même manque d’attention que je commis une erreur embarrassante, pour un adepte de la discrétion tel que moi.

Celle d’être exposé par des voix lointaines, qui après avoir capté ma silhouette, s’interrogèrent sur les raisons de ma présence ici. Deux hommes vinrent dans ma direction, dévalant les marches comme si je menaçais de m’effondrer. Avais-je l’air si mal-en-point ? L’un proposa son épaule et une étreinte que je ne su – ne pu – refuser pour avancer. L’autre voulu me porter sur son dos et cette fois-ci, j’opposais ma main libre en signe de négation.

« - Ça ira, merci. »

Je fus installé avec le reste de l’équipe et ne prêta grande attention à le détailler pour le moment. Plutôt, je me triturais déjà les méninges pour trouver une raison à mon arrivée. Ou mieux encore, une raison qui ne trahirait pas mes intentions premières. « Bonjour, je vous ai suivi car cette demoiselle que je ne connais même pas de vue possède un objet que je dois lui prendre, pour remplir mon défi quotidien. Qu’est-ce qu’un défi quotidien ? Oh, pas grand-chose, j’ai juste frôlé la mort et je vois des fenêtres bleues partout qui me demandent de faire des choses absurdes. »

... Ouais, non.

Autant inventer un mensonge, quelque chose de plausible. Ou pas ? Ne dit-on pas que plus c’est gros, mieux ça passe ? Sacrée logique, d’ailleurs ... L’homme qui m’avait prêté son épaule posa la première question, allant droit au but, fut suivit par l’intervention d’un gaillard visiblement inquiet et de ma “cible”, visiblement compatissante à ma situation. J’aurais pu prétexter que ce ne fut pas si éprouvant que ça, mais après avoir affronté seul à seul un adversaire de mon rang, croisé le regard d’une gorgone et gravi le mont Olympe ... bon. Peut-être étais-je un peu à bout de souffle, effectivement. Du coup, je me contente de relever pour moi-même que cette femme rousse a une voix agréable. Et finalement, j’expose mon premier mensonge, après avoir bu une grande rasade d’eau tiède, gracieusement offerte par un mage au regard soucieux.

« - Merci pour l’eau. Je suis un retardataire, l’application de réservation a planté sur mon smartphone et j’ai estimé que vous rejoindre directement serait plus rapide que d’attendre qu’elle fonctionne de nouveau.
- Ah, t’as pas fais la dernière mise à jour ? J’ai eu le même problème, la semaine dernière. »

Je te remercie, sincèrement, du fond du cœur, noble étranger qui assure ma couverture. Dans d’autres circonstances, tu aurais causé la mort de ton équipage et la victoire des imposteurs, bien heureusement, je ne suis pas mal intentionné. A un tout petit larcin près. Je reporte mon attention sur cette femme, d’ailleurs. Elle ne ressemble pas à une japonaise, avec sa crinière flamboyante et son teint de peau clair, ses grands yeux et ses sourcils fins lui traçant une mine naturellement affable. Elle a un charme certain et une aura plaisante.

« - La route ne fut pas si longue, faite d’une seule traite. Cependant, il faudra certainement en trouver une autre pour sortir après avoir tué le boss, ou l’attirer hors de sa salle pour le rapprocher du point de départ et ... »

Le mage qui me prêta sa gourde me dépassa en tapotant mon épaule.

« - Respire un coup, tu viens d’arriver. On va prendre quelques minutes de pause en plus pour que tu sois en forme.
- Ne vous en faites pas pour moi, ça ira. Je vous suis dès que vous serez prêts à repartir.
- Eh, tout doux, on ne connait même pas ta classe, ni ton nom. T’as pas d’arme ? Tu dois être un mage, alors.
- Ah, non, non, je suis un assassin. Vous pouvez m’appeler Edel, enchanté. Quant à mon arme ... je ... j’utilise un sort pour la faire disparaître ! Oui ! Voilà, comme ça. »

D’un geste de la dextre je fais discrètement apparaître mon inventaire et sélectionne ma lance qui apparaît dans cette même main. D’un point de vue extérieur, ça ne devait ressembler qu’à un geste un poil excentrique pour faire sensation, un tour de passe-passe qui matérialisa un objet plus grand que ma silhouette n’aurait pu dissimuler. Heureusement qu’aucun ne pouvait voir les fenêtres de mon interface. Maintenant, restait à savoir s’ils étaient convaincus et s’ils accepteraient de m’incorporer au groupe déjà existant. L’espérais-je, car je n’avais encore jamais été aussi proche de ma cible, proche de mon objectif. D’ores et déjà, je jette un regard dans sa direction, cherchant à discerner parmi ses parures un « objet d’or serti d’une pierre précieuse », comme me l’avait rappelé mon interface au moment d’ouvrir mon inventaire.

Lorsque mon regard se pose sur Scarlet, je cherche à ses oreilles, son cou et ses mains l’objet de ma quête. Rien ne m’apparaît pertinemment, pourtant tous les signes sont là, en alerte, comme si je touchais presque au but. Et lorsque je lève les yeux vers son visage, c’est un regard réprobateur qui m’accueille. Enfin, réprobateur serait presque un euphémisme. Elle a l’air carrément furax, on aurait dit ma mère le jour où l’on cassait, mon frère et moi, un vase de valeur sentimentale pour elle. Ce jour-là, j’eus l’impression qu’elle allait nous dévisser la tête et si je suis aujourd’hui un adulte, pleinement capable de me défendre, je dois avouer que son œillade reste pas mal intimidante.

Mais je ne dis rien, rien non plus lorsqu’elle s’étouffe après que j’ai sorti ma lance. Sa réaction me trouble de plus en plus. Aurait-elle, à tout hasard, la moindre idée de ma condition ? Sa méfiance ne m’arrange pas et j’ai l’impression de plus m’en faire une ennemie qu’autre chose. Ça non plus, ça ne me plaît pas. Donc je prend sur moi, donne l’air de rien et déglutis une grosse lampée d’eau qui me fait un bien fou. Avant d’abuser de sa générosité, je la lui tend de nouveau et il la replace dans un sac. Finalement, il donne un prétexte en or, à cette dénommée Scarlet et moi, de nous entretenir en tête à tête. Pas qu’il me tienne d’affronter le démon rouge, mais plutôt qu’au plus vite nous règlerions nos comptes, au plus vite, éventuellement, potentiellement, je l’espère, nous nous porterions mieux. Ainsi elle m’offrit un sourire feint qui laissa glisser une sueur froide le long de ma colonne vertébrale, m’attrapa par le bras et me tira sans grand ménagement à l’écart. J’acquiesce lorsqu’elle dévoile ses intentions devant tout le monde, sans plus de commentaire.

« - Hmm hmm, je te suis. »

Et le couperet tomba encore plus sèchement que prévu. Elle ne me laissait même pas le choix de réponse. Ou plutôt si, seulement, elle le restreignait à deux issues. Un oui, ou un non. Je ne prend pas le silence en compte, car la demoiselle avait déjà l’air d’avoir perdu patience. Joueur ? C’est vaste, comme question. Mais je ne vais pas non plus jouer l’idiot, car il semblerait que l’on sache tous les deux de quoi elle parlait. Oui, joueur, ce que je suis devenu il y a quelques temps, ce qui m’a fait perdre la majeure utilité d’un œil et a manqué de tuer toute ma fratrie. Je connais.

Maintenant, la véritable question était, qu’allait-il se passer, si je lui disais “Oui” ? Car elle ne donnait pas spécialement l’air d’être pleine d’entrain, à l’idée d’en rencontrer un. Pas que ce genre d’impression ne puisse être simulée, ceci dit. Il aurait suffit d’être un tueur en série, prétendre apprécier la personne et la suicider de trois coups de couteaux dans le dos à la première occasion, qu’un sourire n’aurait pas été l’indicateur le plus fiable, concernant ses intentions. Ainsi, je suis PRESQUE rassuré qu’elle ait une tête à casser la mienne, si je souhaitais tricher. Malgré l’écart de gabarit et sûrement d’âge, je ne m’apprêterais nullement à une confrontation inutile. Encore moins en donjon. Je pèse une dernière fois le pour et le contre. Ca ne concerne que moi, en l’occurrence. Iris est toujours à New York, en sécurité, je l’espère, avec notre mère. C’est mon sort à moi que je joue, là de-suite.

Je prend donc une grande inspiration, ferme, n’hésite plus et lâche dans un soupire.

« - Oui. Si on pense à la même chose, oui. »

En espérant que ce soit suffisant. Mais plutôt que de me laisser trainer à son rythme, j’allais plutôt donner du mien, un gage de bonne volonté, en somme.

« - J’ai reçu une mission sordide ce matin, j’ai pas vraiment eu le choix ... et me voici. Je suppose que toi aussi ? Joueuse, je veux dire. »

C’est difficile à formuler, mine de rien. “Tu es un joueur”, ça sonne soit comme une accusation de manipulation, soit comme une expression de geek. Ou de marketing pour démarcher auprès des geeks. Bref. Je soutiens d’un œil ses onyx bruns, l’air à demi résigné, à demi conciliant. Je n’ai pas l’intention de me faire des ennemis, dans la mesure du possible.

« - Edel Weiss. C’est mon nom complet. »

Les probabilités qu’elle fasse le rapprochement entre un nom de famille répandu en Allemagne, l’entreprise dirigée par ma mère et ma famille sont moindres. Alors si ça peut permettre d’adoucir un peu son tempérament bouillant, ça valait le coup d’essayer.

Son air assassin changea à mesure que je lui apportais ses réponses. Pas forcément pour celui idéalement conciliant, mais pour une simple mine réprobatrice. Je n'allais pas en demander trop non plus, il me faudrait de toute manière composer avec le tempérament brûlant de mon interlocutrice. Elle jura au nom d'une confusion qui nous était commune. Enfin, c'est ce que j'imaginais, en la voyant dans de pareils états. Puis lorsqu'elle pianota à l'ombre de nos compères chasseurs sur une supposée interface invisible, après m'avoir demandé de patienter un instant, cette impression se fit d'autant plus mordante. Elle atteint son apogée lorsqu'une notification, bien différente de toutes celles que j'avais reçu jusque-là, s'afficha juste sous mon nez. Une fenêtre bleue flottant dans le vide, affichant les lignes que voici.

« Scarlet Griffith vous a envoyé une invitation. L'accepter ? »

Et pour seules solutions, deux petits encadrés en bas du panneau. L'un étant “Accepter”, l'autre “Refuser”. Je répète alors son nom, comme pour confirmer la bonne réception du message, bien qu'elle n'ait jamais donné son nom à l'oral.

« - Scarlet Griffith … »

J'appuie sur “Accepter”, la fenêtre disparaît et je vois sur le menu principal un nouvel onglet déroulant. En appuyant dessus, une liste s'afficha, dont les deux seules entrées furent “Scarlet Griffith – Dans votre groupe” et “Ajouter au groupe”, une option que je n'avais encore jamais remarqué. Quand bien même elle, Scarlet, excellait à poser des questions, elle n'en menait pas large pour y répondre d'elle-même, plutôt, je dus me fier à l'interface pour confirmer qu'elle soit une joueuse. Mais ce n'était pas vraiment le genre de chose à lui faire remarquer, je craignais un autre de ses regards meurtriers. Puis, elle semblait s'être quelque peu adoucie, ce qui fit un bien fou de suivre une conversation plus fluide.

Elle formula ensuite une complainte, sur un ton qui semblait quelque peu inquiet. Peut-être autant pour moi que notre condition commune. Ses termes firent sens et je pris conscience de la boutade, aussi n'avais-je pas spécialement accordé de pensée à ce que j'inventerais comme excuse auprès des autres, lors de mon ascension à demi-houleuse. C'était bel et bien une erreur de ma part.

« - Je comprends et je m'en excuse. Je n'ai pas trouvé grand chose de plus pour expliquer la situation … »

Ce qui n'aurait aucunement pardonné à l'erreur, si ces gens avaient la vivacité d'esprit et le critique de celui de Scarlet. Couplé à des intentions mauvaises, ceci dit. Par chance, ils avaient tous l'air plutôt bienveillants, ce qui réchauffa quelque peu la poitrine à constater. Après une longue escalade dans un donjon et son climat anxiogène, seul, le contact humain s'avérait être un remède fort efficace aux troubles d'une aventure ... “sportive”.

On en vient à parler du défi qui m'amène ici. Vu notre position mutuelle, j'abandonnais totalement l'idée de la jouer renard. Si elle ne m'avait jamais eu dans le collimateur, dans le sens navrant de l'expression, ça aurait été une autre affaire. Mais je jouerais bien mieux en la sachant au fait de ce que sont souvent les défis de joueurs. Des challenges tordus, biscornus, parfois dangereux. Souvent dangereux. Je tique également lorsqu'elle parle de gratte-ciel et commence par-là.

« - Un gratte-ciel ? En construction, avec des créatures volantes et dont il fallait atteindre le sommet ? J'en ai eu un comme ça, il y a quelque temps … »

Je prend alors une grande inspiration, la deuxième depuis le début de la conversation. Décidément, il avait le don de faire souffler, ce sujet. J'entame sur un ton plus discret, quelque peu embêté par les propos que je m'apprêtais à avancer.

« - Le défi d'aujourd'hui me demande de traquer un objet. J'ai un … genre de boussole qui m'indique dans quelle direction il se trouve, des signaux sonores qui me précisent la distance. Et il s'avère qu'ils sont en alerte quand je regarde dans ta direction, alors … A tout hasard, aurais-tu sur toi un objet en or, serti d'une pierre précieuse ? »

Cela ressemblait tout de même à une tentative de braquage dissimulée derrière un masque de culpabilité. Ce qui fit mal à mes principes de bienséance, mais le chrono tournait. Ainsi que la mention de sentence, qui m'angoissait tout particulièrement.

Je me confrontais au premier faux avantage de cette condition atypique. Avoir un inventaire était d’un pratique duquel j’avais jouis sans honte, abusant presque de cette fonctionnalité. Un long trajet à pied en donjon, à l’abri des regards ? Une lance pèse lourd, mine de rien. Rangée dans l’espace virtuel, en revanche, elle ne pèse rien et est toute aussi pratique d’accès que si je la rangeais dans mon dos. Un voyage en transport en commun, en direction du prochain portail ? L’arme est rangée, ainsi, on ne me demande pas ma licence de chasseurs à tout bout de champ. Je ne passe à la limite que pour un excentrique éborgné. Bien évidemment, cela pouvait soulever des suspicions et je me privais de trop m’en amuser. Confronté à certaines questions, je ne suis pas sûr de pouvoir baratiner et balader tous mes interlocuteurs. Scarlet était probablement de ces gens-là.

Mais elle ne semblait pas non plus se placer spontanément dans le camp opposé. Même, elle confirma que nous avions eu un défi similaire. Similaire et non pas identique, car son histoire d’oiseau apprivoisable me laissait dubitatif. Sentiment auquel mon expression ne complaisait pas réellement, j’étais plutôt mué dans un silence attentif, une attente de réponse. L’angoisse qu’elle s’offusque de ma prochaine requête, concernant la raison de ma présence ici.

Et la moue qu’elle tire en retirant le bijou me fend le cœur. J’eus voulu promettre de le lui rendre aussitôt mon défi terminé, n’ayant définitivement pas l’utilité, ni le besoin d’un bijou d’apparence aussi onéreuse. Mais le souvenir de la rose de lumière me revint, quant à sa manière d’agir au contact du joueur qu’elle a guidé. Je tend la main pour cueillir l’objet au creux de la sienne, la gratifiant d’un regard partagé entre gratitude et dépit. Et sitôt la boucle d’oreille entra en contact avec ma peau, elle rayonna faiblement avant de se volatiliser en un nuage de poussière blanche, ne laissant aucune trace.

« - Tu as toute ma gratitude, Scarlet. Je m’excuse également pour la fausse joie que mon défi t’a causé. »

Et bien plus solennel qu’il m’en faisait de bien, j’incline modestement le buste pour lier la parole à l’action. Elle me retire une large épine du pied et je ne peux que m’en montrer reconnaissant.

Une fois cette large parenthèse écartée, ces questionnements et intrigues, quant à notre statut commun, mis de côté, elle s’attela à tenir parole auprès du reste du groupe. C’est-à-dire, me briefer sur la situation. Je l’écoute dans un silence religieux, hochant la tête chaque fois qu’un élément me semblait pertinent, à garder dans un coin de ma tête. Encore un colisée avec le boss. Gros machin qu’on va se coltiner bien assez tôt. Potentiellement une hydre. On est bloqués jusqu’à la fin du combat. La situation me semble plus ou moins sous contrôle. Je ne relève pas réellement ce dernier commentaire, car je tombe plutôt d’accord avec elle. Et sans cela, j’aurais certainement été mieux préparé à la rencontre, j’aurais peut-être même évité quelques bourdes. Mais rien n’est plus sûr que l’instant présent, nul besoin, nul intérêt de s’en soucier. Ce qui est fait est fait, maintenant, faut se concentrer sur ce qui arrive.

« - Je vois. Merci pour le résumé. »

Et sans plus attendre, nous retrouvions les autres.

« - Vous avez pris votre temps !
- C’est de ma faute, je m’en excuse. J’avais une tonne de questions à lui poser. »

Pas forcément un mensonge, pas forcément la vérité. Plutôt un fait ambigu qui apaisa superficiellement ma conscience.

« - On est bons pour y retourner ?
- Oui, j’aimerais même tester quelque chose, si vous le permettez.
- Dis toujours ?
- Je possède une capacité d’invisibilité. Scarlet m’a mis au courant que les grilles se fermeraient sitôt le combat engagé, mais si vous entriez sans provoquer l’adversaire, peut-être aurais-je le temps d’aller vérifier sa nature, s’il se terre dans ses loges. Ça nous permettrait d’établir une stratégie à mon retour, par la même occasion. »

Non pas étranger au mythe de l’hydre et de ses têtes à l’infini, nous gagnerions à réunir quelques informations avant d’engager l’assaut. Le leader se gratte le menton pensivement, mais n’y voyant pas grand-chose à perdre, accorde la demande.

« - Tant que tu prends pas de risque.
- C’est promis. »

Et sans plus tarder, on rejoins l’arène, ou plutôt, son entrée. Juste assez proche pour pas que je me retrouve tout seul si les grilles tombent derrière moi, juste assez loin pour espérer ne pas déclencher l’aggro. J’active ma rune, devient invisible, me faufile environ jusqu’à mi-chemin de la tanière de la créature et ... l’arène est bouclée, le démon libéré. Je fais marche arrière aussitôt, au pas de course. Non pas que je pense avoir été repéré, car ma rune souligne clairement que je suis imperceptible pendant les premiers instants de son activation. Plutôt, je pense à deux hypothèses. Soit le donjon a une conscience, soit il se sert de mécanismes discrets pour fonctionner. Et je me demande laquelle de ces deux hypothèses est la moins pire, sincèrement.

J’aurais eu beau me questionner un millier de fois sur le pourquoi du comment, à rien n’y servirait. Dans l’immédiat tout du moins, car planté au milieu de l’arène, rien ne m’apparut d’assez atypique pour trouver des indices quant au fonctionnement des portes. Dommage. Je file sur mes traces, rejoignant un groupe qui commence d’ores et déjà à se disperser. Bonne stratégie. A mes trousses, c’est une hydre qui apparaît, plusieurs têtes sur un corps de salamandre géante, de longs cous qui s’étendent en toutes directions, à plusieurs mètres du tronc. Je doute que l’on puisse vraiment être en sécurité où que ce soit dans l’arène. Je ne miserais pas non plus que cette créature soit incommodée par les quelques obstacles qui offrent des couvertures superficielles.

A vrai dire, je me demande même si, depuis le centre de l’arène, elle ne pourrait pas tous nous atteindre. Moi qui suis donc le plus en sécurité, jouissant encore de mon invisibilité, je jauge la situation avant de la rompre, avisant avec sérieux le conseil de Scarlet. J’aurais pu porter une attaque surprise, mais n’ayant que trop peu de force pour abattre d’un coup une chose de cette taille, je préfère attirer l’attention.

« - Compris ! »

Aggro ? Ce mot me parle vaguement. Après avoir élevé la voix à l’attention de Scarlet, qui m’avait d’ailleurs, croyais-je, affublé d’un curieux surnom, je lance une pierre pour attirer l’attention de la bestiole et me retrouve avec quatre yeux pointés dans ma direction. Oula. Une tête de trop. Comme dit le proverbe, quand on a pas de cerveau, on a des jambes ... J’entame mon meilleur sprint pour m’éloigner des têtes, esquivant par-ci par-là des rangées de dents aiguisées qui claquaient dans l’air. Lance à la main, je me sers du manche pour dévier au mieux une mâchoire en m’éloignant de l’autre. Bientôt, une autre voix m’interpelle.

« - Le borgne ! On se croise !
- C’est compliqué, là ! »

J’anticipe une charge d’une des deux têtes en sautant sur le côté in extremis, celle-ci percute un mur et l’air groggy, a du mal à se ressaisir. L’autre ne démord pas et continue de me chasser, jusqu’à ce que le rodeur qui m’avait interpellé juste avant ne se faufile entre les extrémités écailleuses et emmêle les cous. On est bientôt devancé par un guerrier qui colle des taloches de forain et sèche les bestioles. Impressionnant. Mais ça ne suffit toujours pas, la créature ne démord pas et ses autres têtes nombreuses bien qu’occupées ailleurs, ne perdent pas de leur mordant. Plutôt littéralement.

« - Faut viser le cœur, sinon on finira dans son estomac avant d’avoir étalé toutes les têtes !
- Je vais essayer. »

Je me propose spontanément. Après tout, avec une lance, j’ai peut-être mes chances d’occasionner quelques dégâts. Le cogneur d’avant m’épaule et on se rue vers la poitrine du monstre, tant qu’il ne fait pas attention à nous. Une fois à proximité, j’avise l’endroit où se trouverait le cœur d’un animal et plante au travers des côtes gauches. Mon arme s’arrête après quelques centimètres dans les chaires, à peine.

« - Met y du tiens Edel !
- J’essaye ! »

J’enfonce au maximum, gagne deux centimètres, les têtes convergent vers nous et le tronc s’agite. Le gaillard perd à moitié patience et empoigne mon arme avec moi pour la guider plus loin encore. Le craquement est sonore, un os est transpercé, probablement. Le cœur aussi. Le corps convulse et panique comme la queue d’un lézard qu’on vient d’arracher, j’ai pas le temps de retirer ma lance et on détale avant de se faire écraser par les plusieurs tonnes de chair à sang froid.

Le spectacle est navrant, on l’achève de loin avec les mages qui empêchent l’hydre d’emmener l’un des nôtres à grand coups de boules élémentaires. L’instant d’après, lorsque la bestiole est morte pour de bon, on y retourne, moi à proximité de la poitrine pour trouver mon arme salement amochée, le manche tordu.

« - Ça va être pratique pour la suite, ça ...
- Ouaip.
- Vaut mieux ça qu’un mort, après tout.
- Effectivement. Tout le monde va bien ? »

Le leader fit l’appel, pendant ce temps-là, je jette un coup d’œil à Scarlet, puis à mon arme, l’air un peu dépité. Ça valait bien le coup de la planquer tout à l’heure. J’approche la rouquine.

« - Rien de cassé ? »