“On arrive dans cinq minutes.” annonce le chauffeur du taxi, d’une voix rauque qui me réveille de la semi-sieste que j’avais réussie à commencer malgré les remous du véhicule. Ici, bien loin des villes et des routes, le terrain est tellement accidenté qu’il est même surprenant qu’on ait réussis à atteindre la zone du portail en un seul morceau.

“Merci. On vous rappelera quand ce sera terminé.” lui indique l’autre chasseur ayant pris le véhicule, avant de sortir, et laisser ainsi l’air froid de Russie s’engouffrer dans la voiture jusque là chauffée.

Sans un mot je lui emboîte le pas, et tout en marchant vers le petit campement installé devant le portail, ne pense qu’à une chose: j’espère qu’il fera moins froid à l’intérieur du donjon. Une veste, c’est pas assez.

Une fois que notre duo de retardataire a rejoint le reste du groupe, les présentations habituelles se font en vitesse: la moitié du groupe est composée de gens qui ont l’habitude de travailler ensembles, avec un “leader” de rang B qui les forme et les encadre. Le reste, de simples indépendants comme moi. Moi qui n’ai pas grand chose à dire mise à part les formalités typiques, comme la classe et le rang, et c’est déjà très bien.
Non, je ne suis pas d’humeur à me faire des contacts.
Oui, c’est encore pire qu’avant.

Spoiler:

Une fois la porte traversée, l’air se réchauffe immédiatement et une odeur boisée envahit mes narines aussi rapidement que celle de la pierre ancienne. Notre dédale ressemble en tous points à un vieux fort qu’on aurait abandonné depuis si longtemps que la végétation en aurait repris la souveraineté. Sur les murs et pilliers, des visages et formes humanoïdes qui représentent…certainement quelque chose? Comme des figures mythologiques, historiques, ou je sais pas quoi. Y’a aussi quelques statues, mais globalement on s’inquiète plus de savoir si elles vont s’animer pour nous attaquer que de comprendre ce que ça fout là.

La grande salle dans laquelle on est apparus n’a qu’une seule issue, et c’est un couloir dont on ne voit à peine que le premier mètre. Trop étroit pour que l’on puisse passer autrement qu’en file indienne. Quelques instants sont donc consacrées à l’organisation de l’ordre de marche, instants durant lesquelles je me contente surtout d’observer sans conviction le décor en attendant qu’on me donne des instructions.

“Tu fermeras la marche.” m’annonce finalement un coéquipier, ne déclenchant chez moi qu’un simple hochement de tête.

Cependant, ça aurait été simple si ce couloir n’avait pas été, en vérité, un putain de labyrinthe.

“Put-” sont mes mots quand quelque chose m'agrippe le torse, avant de brutalement me jeter dans une salle à l’extérieur du labyrinthe de couloirs. Quand le type à l’avant de la file s’est fait chopper par quelque chose avant de disparaître dans le sol, tout le monde a été sur ses gardes. Quand celui qui était maintenant la tête de file s’est fait avoir aussi, ceux à l’avant se sont organisés pour essayer de protéger le troisième luron, éclairant tout autour de lui avec celui juste derrière qui le tenait, prêt à le retenir.
Et bah le truc qui fait ça doit bien s’amuser puisque sa prochaine cible fût cette fois la dernière de la file. Youhou.

Projetée avec force dans ce qui ressemble à un hall, il me faut rouler sur quelques mètres pour me stabiliser et voir ce mystérieux farceur: des racines animées se rétractent au niveau d’une fissure en haut du mur, qui a l’air d’être le point par lequel on m’a fait entrer de force.

Super. Non seulement le seul couloir est un piège destiné à nous séparer, mais en plus il va falloir se méfier du moindre pissenlit sur la route car les habitants d’ici, c’est juste la flore locale. Le truc qui recouvre à peu près tout dans ce château, quoi.
…Dans le doute, j’écrase une rose qui se tenait à côté de moi, et la frotte bien contre le sol avec mon pied. On sait jamais.
Maintenant, isolée ou pas, je n’ai rien d’autre à faire que de continuer l’exploration.

_ _ _

…Au bout d’une heure de recherche, à fouiller de grandes salles médiévales tout en me méfiant de tout ce qui est vert, un long soupir de lassitude finit par m’échapper. Toujours aucune trace d’un autre membre du groupe, ni d’un quelconque moyen de rejoindre l’entrée ou le couloir labyrinthique…et même pas une autre intervention de la flore pour pimenter les choses.
Une rune pour me téléporter où je veux, ça ce serait pratique !


Parlant de rune…j’me rend compte que je n’ai jamais utilisé la mienne. Il paraît qu’au rang D, les éveillés obtiennent un genre de pouvoir unique, un truc qui leur est propre; mais vu ce qu’est devenu ma vie mon deuxième éveil…j’avais autre chose à penser.
M’enfin, avec un peu de bol c’est quelque chose d’utile?



…Wow, ça fait bizarre.

Quand son pouvoir afflue en moi, j’me sens vraiment étrange. Rien n’a l’air d’avoir changé, et pourtant quelque chose s’est produit en moi, j’le sens. Y’a un truc…pas net.
Une des salles que je viens d’explorer contenait un lac intérieur, alors j’retourne le voir et…

…?!

Des cornes rouges pointent sur le dessus de mon crâne, dépassant d’une poignée de centimètres l’épaisseur de mes cheveux. Une queue de diablesse a poussé du bas de mon dos, et s’agite…sous mon contrôle, en fait. Cet appendice fait vraiment partie de mon corps. Sidérée par cette vision, j’inspecte alors mes bras et mes mains pour constater qu’au moins aucune griffe ou autre bizarrerie n’a poussé.
….Mais bon, est-ce que ça change grand chose?

Je suis hideuse.
Mon pouvoir, c’est juste de l’afficher en plein jour?

Après tout, une démone, ça me ressemble bien. Fille des ténèbres, ennemie de la douce lumière divine. Une vulgaire âme torturée et effrayée, qui préfère se cacher dans les ombres avec ses remords. Qu’est ce qui pourrait mieux me décrire?
Afin de mieux observer mon visage je me laisse tomber sur les genoux, la tête juste au dessus de l’eau. Comme si de près quelque chose allait changer, que les cornes étaient juste une hallucination. Mais elles sont là de près aussi, et si les yeux me jouaient des tours, ça pourrait difficilement être le cas de mes doigts qui sentent parfaitement les deux excroissances à la texture osseuses qui ont poussé sur ma tête.

Et parlant d’yeux…ils ont aussi quelque chose de bizarre, maintenant qu’on en parle. Intuitivement, j’enlève mes lentilles de contact, celles qui camouflent mes iris olive derrière cette fausse couleur rouge. Mais plutôt que leur vert pâle habituel, la couleur qui se cache derrière est…exactement la même, comme si les lentilles étaient encore dessus. Des pigments rouges qui paraissent on ne peut plus naturel sous l’effet de cette magie.

C’est con. Je ne savais pas à quoi m’attendre avant, et je ne sais pas quoi penser maintenant. Si cette apparence me correspond, alors ce pouvoir est si réaliste que c’en est flippant. Ça veut dire que y’a aucune place pour le doute concernant ma nature?...

“T’as prévu de faire autre chose que chouiner ou j’peux retourner dormir?” prononce une voix inconnue par dessus mon épaule.

Par pur instinct, j’attrape la chose qui semblait flotter derrière moi pour le foutre directement dans l’eau. Le…truc, qui fait à pleine la tête de ma paume, s’agite mais n’a visiblement aucune force.



“Grblblblblbl !” s’agite-t-il, sans que ça ne me fasse bouger d’un centimètre. Ce petit individu est une sphère presque entièrement noire à l’exception de zones blanches qui ont l’air d’être ses yeux et sa bouche. Et ça possède également des cornes et une queue.
Au toucher, c’est…caoutchouteux. Et assez flexible pour se déformer un peu, vu qu’il parvient à glisser hors de ma poigne pour sortir de l’eau:

“Nan mais, tu m’as juste pris pour un monstre en fait?
-Bah…oui?
-J’ressemble à un tournesol selon toi?
-Hey, j’en sais rien moi !”

Le…truc s’éloigne en grommelant alors que je le suis du regard, quelque peu confuse.

“...Et t’es quoi, donc? Qu’est ce que tu fous ici?
-A ton avis?
-Si j’avais un avis je te poserais pas la question, ducon !”

S’installe alors un court instant de silence. Brisé non pas par l’espèce de diablotin, mais par…une deuxième voix un peu plus aigue,.

“On est des…démooons !” annonce-t-elle, beaucoup trop excitée, alors que je me retourne d’un coup pour constater qu’elle appartient à une créature physiquement identique à la première. Mais un peu plus….active, à voler partout comme un enfant hyperactif qui entrerait dans un parc d’attractions pour la première fois. Ou un moustique. Qu’on voudrait éclater à coup de pantoufle.

“Mouais…vous me faîtes plus penser à des diablotins. Des petits diablotins.
-Tu peux t’en prendre qu’à toi-même pour notre apparence.
-Hein? Mais pourquoi tu…oh, j’crois que j’ai pigé.
-Yep, tu nous as officiellement invoqués pour la première fois. Youhou.”

Les deux diablotins se rejoignent devant moi. Même s’ils se ressemblent, leurs yeux indiquent clairement que l’un d’eux a l’air aussi blasé que moi alors que l’autre…est tout l’inverse.

“Je peux invoquer et contrôler…des diablotins?
-Juste invoquer, pas contrôler.
-...Mais vous êtes là pour m’aider?”

Le second a déjà cessé de faire attention à ce qu’il se passe pour aller regarder son reflet dans l’eau, tandis que le premier me fixe un instant…avant de se retourner la “tête” en bas, et de lâcher un simple:

“Non.”

Qu’est ce que putain de quoi?

“Alors pourquoi vous êtes là?
-J’sais pas. On est là parce qu’on est là.”

Et une fois cette “explication” donnée, le diablotin se pose mollement au bord du lac, se laissant aller sur son dos comme pour faire une sieste. Ah, il va même jusqu’à se faire pousser des genres de petits bras pour les croiser derrière sa tête.
Quant à l’autre, il a décidé de papillonner dans l’eau sans prêter aucune attention à ce qu’on raconte.
…Un long soupir m’échappe.

D’accord pour la forme de démone. Mais devoir faire baby-sitter pour un enfant en bas âge et un pré-ado en pleine rébellion? Ces trucs font sérieusement partie de moi?

“Bon, puisque de toute façon j’vais devoir vous supporter…j’peux au moins avoir vos noms?”

Un “grmph.” sort du premier diablotin, mais le deuxième semble soudainement prendre conscience que j’existe et fait flotter sa masse mouillée jusqu’à devant moi:

“On en a pas !
-Ah. Ben ça va être pratique, tiens.
-Je sais ! T’as qu’à nous donner un nom, vu que t’es en quelques sortes notre maman !” annonce-t-il, fier et joyeux, avec son agaçante voix de chipmunk.

“...Ok. Tu seras Numéro 2 et ton pote sera Numéro 1.
-Hey ! Mais c’est nul ! Et pis pourquoi c’est moi le 2?!
-Parce que j’ai vu l’autre en premier et toi en deuxième.”

Numéro 2 en reste sans voix.

“Bon, vous faîtes ce que vous voulez mais moi faut que je retrouve mon groupe.”

Autre chose à faire que de gérer des gosses, je quitte la pièce et reprend l’exploration de ce foutu donjon.



Mes pas continuent de me mener de salle en salle, tout en évitant le plus possible de macher la végétation. Ouais, les quelques fois où je me suis approché d’un tas d’herbe, ou d’une plante un peu grosse, y’a eu comme un mouvement alors…si j’comprend bien, les créatures d’ici sont dangereuses qu’à courte portée et elles bougent très peu. En faisant gaffe c’est possible de les éviter, ou de les gérer à distance pour ceux qui peuvent. Quand on est pas dans un foutu couloir où on voit rien, aussi.

“Oh, bordel…”

Et voilà que je tombe sur un coin idéal pour se faire avoir: le couloir d’où je sors débouche sur un long et fin pont de pierre, infesté de racines et autres plantes toutes mignones de loin. Les murs sont tout aussi recouverts de verdure, et le fond…bah je ne peux pas le voir.
Bref, ma seule option…ça va être de courrir très vite jusqu’à la sortie de l’autre côté, faut croire.

“Heeey ! T’es vraiment partie sans nous !” résonne une insupportable voix, quelques mètres dans mon dos. Ah, ils sont de retour…

Numéro 2 vole jusqu’à moi, suivis par Numéro 1 qui…dort? Ouais, ses yeux sont clos, sa bouche s'entrouvre à intervalle régulier, et il a pas l’air conscient de ce qu’il se passe. Mais pourtant il a quand même réussis à flotter jusqu’ici. Un genre de pilote automatique pour diablotin chiant?

“Oui…et c’était pas plus mal. Sauf si vous connaissez un moyen de passer ce pont, et dans ce cas on peut peut-être s’entendre?”

Numéro 2 observe un instant l’environnement, afin de donner sa conclusion:

“Bah oui, c’est super simple !” annonce-t-il, en se contentant…d’avancer tout droit.
Quasi-instantanément, une racine l’attrape et le jette brutalement dans le gouffre.

“Misère…”

Le diablotin revient en flottant, la tête baissée. Dépité par son cuisant échec.

“...Mais bon. A vrai dire, j’ai pas vraiment mieux.”

Et du coup, j’en fais de même, bondissant en avant sur le pont. Les plantes qui recouvrent le passage de pierre s’agitent immédiatement à mon passage, cherchant à m’attraper, à m'agripper, à me faire trébucher. J’arrive miraculeusement à faire la moitié du chemin en évitant les menaces, mais c’est alors qu’un véritable filet de racines se déploie devant moi. Par réflexe, j’active une rune afin de faire un grand bond par dessus, frôlant de peu le piège végétal qui se referme dans le vent alors que je retombe derrière lui.

Et là, il se passe un truc bizarre. A l’endroit où j'atterris les plantes s’éveillent mais n’attaquent pas. Elles sont pourtant en position d’attaque et je me situe juste devant elle, mais c’est comme si…ça me cherchait? Les plantes bougent de gauche à droite, tâtonnent le sol, semblent observer leur environnement. Mais aucun ne se jette sur moi comme elles le faisaient plus tôt.

Confuse, je fais d’abord un pas. Aucune réaction. Un deuxième. Toujours rien. J’accélère un peu le rythme et elles frappent complètement à côté de moi.

Bah merde?

Du coup, traverser l’autre moitié du pont mortel est bien plus simple. Et une fois à l’abri dans le couloir suivant, j’constate que…y’a un espèce de voile brumeux autour de moi, mais également que les diablotins ont disparu.

…Je comprend définitivement rien aux runes, mais pour là, pour bien des raisons j’vais pas m’en plaindre.

Quelques instants après avoir passé le pont, le voile brumeux qui m’entoure se dissipe et la brume prend une nouvelle forme…celle de deux sphères noires cornues et bien familières. Numéro 2 semble ravi, et Numéro 1…baille, alors que je les fixe tous les deux. C’est le plus grincheux du duo qui prend la parole:

“...Quoi?
-C’était quoi, ça?
-Ça? C’est l’deal. T’utilises une rune violette, on prend une partie du mana et en échange on te camoufle. Un peu.
-J’croyais que vous étiez pas là pour m’aider?
-On l’est pas, mais notre pacte stipule un truc comme ça. S’pas comme si on avait le choix hein.”

Une rune unique qui prend la forme d’un contrat qui invoque des diablotins? Je comprend de moins en moins ce qu’il se passe, mais au moins ils sont un peu plus que deux poids morts que je dois trimballer.
…C’est pas comme si ça changeait grand chose, cela dit, mais c’toujours bon à savoir quand même.

Je continue ainsi à avancer au travers du donjon, sans avoir la moindre foutue idée de la direction où je vais ou même de l’emplacement du groupe. Ils pourraient tous être morts à l’heure actuelle que je serais pas au courrant.

…Mais bon, il y a toujours quelqu’un pour me rappeler à quelle point je suis seule: “Heeey, au fait, comme on t’a aidé, on mérite bien des vrais noms? Dit? Dit?”

Au moment où il me parle, le couloir s’élargit pour révéler une grande, très grande salle, assez proche de celle par laquelle on est entrés. Mais trois fois plus grande et dotée d’accès par tous les côtés…probablement que toutes les salles "annexes" pour les gens qui se font isoler convergent ici.
Y’a juste à espérer que ce soit important.

“...Non?
-Hein? Euh…ouais, si, t’as raison.
-Oooh, super ! Alors, on s’appelle comment?!
-Toi? Chipmunk. Et ton pote, Grincheux.
-...Mais c’est nul !
-Peut-être, mais c’est des noms.”

Si je m’attendais à une réaction plus bruyante, au final Chipmunk se contente de tirer une mine boudeuse avant de retourner papillonner comme si de rien était. Leur éventail d’émotions à ceux-là a l’air d’être…très spécialisé.

“Et toi, Grincheux, ça te va?”

Celui-ci ne réagit que par un geste…assimilable à un haussement d’épaules, version balle en caoutchouc volante.

Cependant, j’arrête soudainement de marcher quand un bruit attire mon attention. Déjà, y’a la végétation à ne pas oublier…mais là c’est autre chose.

J’entend un “Aie !” dans mon dos alors que le distrait Chipmunk vient de me percuter, mais demeure concentrée sur l’environnement.

“Y’a comme des mouvements au milieu des buissons, là-bas.
-La végétation qui s’emballe?
-Non, on est trop loin, c’plutôt comme si y’avait quelque chose dedans.”

Et sans attendre, je commence à m’en approcher, doucement. S’il y a une créature, avec un peu de bol je pourrais lui briser la nuque avant qu’elle ne réagisse, il suffit juste que…

“Oh, regardez, un truc qui bouge !” dit soudainement le plus actif des diablotins, alors qu’il flotte gaiement vers le danger que j’essaye typiquement de prendre par surprise.

“Mais quel-” et je n’ai pas le temps de finir ma phrase qu’un gigantesque serpent bondit des feuillages pour gober Chipmunk, celui-ci n’évitant la morsure que de peu.

“WAAAAAH !
-...J’vais faire une sieste, si tu me cherches.
-Hein?...”

Et le titanesque reptile se dresse de toute sa hauteur, afin de me toiser sans gène.

Spoiler:

La créature tend sa langue dans ma direction, laissant échapper un sifflement de menace qui ne laisse aucun doute sur ses intentions -s’il y avait le moindre doute à avoir-. Je n’ai pourtant aucune peur, mais dans l'immédiat j’me sens relativement à court d’options. Une légère prise d’élan du reptile annonce son attaque, me laissant tout juste le temps de bondir sur le côté pour éviter sa soudaine charge, et la morsure qui claque à l’endroit où j’étais une milliseconde plus tôt. Morsure si puissante qu’elle provoque une rafale de vent sur plusieurs mètres autour de l’impact, secouant mes cheveux et mes vêtements.

Le temps que je me redresse, le serpent est déjà en train de reprendre sa posture d’attaque, mais ça me laisse juste le temps de voir qu’il y a des parties rapiécées dans sa épiderme écailleux. Un point faible certainement, mais à quel moment je pourrais exploiter ça?

“...!”

Je croise les bras in extremis pour limiter l’impact du coup d’estoc qui arrive droit dans ma direction, lancé par le bout de la queue du reptile, qui a la douce particularité de se finir par des pointes dont la plus longue fait à peu près ma taille. L’impact me fait voler plusieurs mètres en arrière, et si mon corps ressentait encore la douleur je pense que les pointes restées plantées dans mes bras et mon ventre me feraient douiller sévère.

…Qu’on soit bien clairs: elles me font douiller sévère, mais au moins je m’en rend pas compte.

Le vol plané me fait tomber non loin de Grincheux…qui est vraiment en train de faire une sieste?! Putain de… et ce n’est pas comme si j’avais le luxe de pouvoir l’engueuler, car cette saloperie de reptile est déjà en train de ramper dans ma direction !

“Hey, bouge-toi !” j’ordonne au diablotin, activant une rune d’accélération pour réitérer le coup du voile brumeux. Et ça marche: les démons se transforment en fumée, puis la créature semble perdre ma trace.

J’en profite pour aller m’abriter derrière un pilier…reprendre mon souffle une seconde, réfléchir à un moyen de sortir de là. Mais un simple regard vers la plus proche issue suffit à démontrer l’échec d’avance de cette idée: des ronces ont recouvert le passage, ainsi que tous les autres passages. Ce boss est un putain de piège mortel.

J’ai quelques instants de camouflage. Peut-être qu’en arrachant un bout de chair de l’intérieur, ça pourrait marcher? Même sans arme, j’peux p’tet le retenir…ou alors p’tet que c’est possible de lui faire briser de lui-même une barrière de ronces. Tant que j’peux encore bouger, j’peux bien me faire blesser sur le tas, on s’en occupera ap-

C’est un sifflement à ma gauche qui interrompt mon flux de pensée. A moins d’un mètre, la tête osseuse du reptile qui me fixe droit dans les yeux, comme pour me dire…”Je te vois, même derrière ce voile.”

Cette fois je n’ai pas l’occasion d’esquiver sa morsure. J’ai juste le temps de sentir ses crocs pénétrer ma chair, une dose de quelque chose entrer dans mes veines,  puis me faire secouer dans tous les sens avant d’être brutalement balancée contre un mur. Mon souffle se coupe, et tout devient noir un instant…

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _



“Les pointes. Il peut sûrement tracer les proies dans lesquelles il les plante.”

Une voix inconnue a résonné dans ma tête, comme si elle provenait de mes propres pensées. Pendant un instant, tout paraît si…paisible. Si calme. Je suis comme souvent dans une lumineuse chambre d’hôpital, bercée par les bips réguliers des machines qui m’entourent ainsi que le vent qui circule de la fenêtre grande ouverte, dont le courant fait voler les rideaux et provoque des frissons sur la peau.

“Ouais…sûrement…” je répond à la voix inconnue, alors que des bruits étrangers viennent s'immiscer dans mon linceul idyllique. Des bruits…des voix…des sifflements de douleur et des hurlements de rage. Il fait…chaud, aussi. Bien plus chaud qu’avant.

Mes yeux s’ouvrent soudainement, sur une scène digne…eh bien, d’un donjon. Le reste du groupe est aux prises avec le serpent, qui semble particulièrement souffrir des sortilèges de feu lancés sur ses points faibles ainsi que la végétation. Un de nos soigneurs est accroupis à mes côtés, retirant une à une ces maudites pointes, et les diablotins semblent s’amuser à observer toute cette scène. Enfin, un plus que l’autre.

“Ne bougez pas trop,” m’annonce le guérisseur. “Vous n’êtes pas passée loin du game over, m’dame. Et encore, il vous a injecté un venin bizarre…je suis même pas certain de pouvoir tout enlever.”

Il me parle, mais honnêtement je n’écoute qu’à moitié. Mes paupières s’ouvrent et se ferment, en un rythme qui me semble régulier, et pourtant l’affrontement qui se déroule évolue de manière saccadée.

Elles s’ouvrent.
Puis elles se ferment.
Elles s’ouvrent.
Puis elles se ferment.
Elles s’ouvrent.
…
…
…
…Puis elles se ferment.

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _

Je me réveille en sursaut, dans une grande inspiration comme si je sortais de plongée en apnée. Pourtant, aucune eau autour de moi, seulement les remous d’un véhicule traversant un terrain accidenté, dont la froideur ne laisse aucun doute sur l’emplacement.

“Hey, ça va?” me demande l’autre chasseur, celui-là même qui a fait la route dans la même voiture.
“Euh, ouais…merde, c’est con, j’ai rêvé qu’on avait fait un donjon. C’était si réel, j’me sens même malade à cause de la morsure d’un serpent géant.”

Un court instant de silence s’installe, avant qu’il ne me réponde en souriant:

“En fait…on en sort tout juste.
-Hein?
-Tu t’es évanouie sur la fin. On a bien cru que t’y étais passée, d’ailleurs.
-Ah…putain, donc il était vrai ce serpent?
-Oui. D’ailleurs tu es encore empoisonnée, donc il faudrait mieux que tu dormes un peu, on te réveillera à l’arrivée.
“Ouais…c’est ce que j’vais faire…”

…Et en quelques secondes, cela fût fait.